OPINION

 

La fin des temps héroïques !

 

 Baba Sayed

 

Dans une étude sociologique pénétrante, Robert Michels (1) met l'accent sur un ensemble de facteurs qui font que les objectifs initiaux qui étaient à la base de la création de toute organisation politique s'estompent progressivement devant celui de préserver l'organisation elle-même. Souci qui devient, avec le développement et le renforcement de l'organisation en question, la préoccupation essentielle des militants et des partisans. Michels montre par la suite comment cette mutation mécanique "fatale", dans la vie des organisations politiques, est sinon alimentée du moins mise à profit par certains dirigeants politiques pour "se rendre" indispensables et ainsi détruire tout espoir de changement à l'intérieur de ces mêmes organisations. Une fois, les dirigeants politiques ont réussi à faire accepter par les militants et les partisans des organisations politiques en question que leurs intérêts personnels, notamment celui de s'approprier le pouvoir et de s'y maintenir, constituent les conditions préalables à la possibilité de poursuite de tout objectif commun, ils n'hésitent plus à se consacrer à la seule mission qui leur importe, désormais, le plus, celle de compromettre toute alternative sérieuse à leur pouvoir et de condamner toute possibilité intérieure de changement démocratique.

En suivant sur une chaîne de télévision marocaine, il y a quelques semaines, la conférence de presse animée, en marge du déroulement des travaux de la commission de décolonisation des Nations unies, par des Sahraouis qui ont rejoint, au cours des dernières années, le Royaume du Maroc, nous n'avions pas pu ne pas penser à l'étude de Robert Michels et à l'évolution dramatique imprimée par M. Mohamed Abdelaziz au Polisario depuis les trente dernières années.

Ces sahraouis que nous avions connus, pour la plupart d'entre eux, depuis des décennies, avec qui nous avions, pendant de longues années, partagé, dans la joie et la difficulté, la lourde responsabilité de défendre un idéal commun, celui de faire triompher la cause du peuple sahraoui, un idéal auquel nous avions consacré, avec eux, les plus belles années de notre vie, ces Sahraouis dont je connais personnellement les véritables sentiments à l'égard du Maroc, leur seule vue, sur le plateau d'une chaîne marocaine, en train de déblatérer, sans grande conviction, contre le Polisario a quelque chose d'obscène, d'insupportable. Convaincu que toutes les raisons du monde ne peuvent excuser ni justifier un tel acte de lâcheté et de trahison inqualifiables de leur part, acte que nous ne pouvons que dénoncer et condamner avec l'extrême vigueur, nous croyons néanmoins qu'il ne faut pas se satisfaire ni se contenter d'une condamnation et d'une dénonciation, somme toutes légitimes, en les circonstances. Il faut, croyons-nous, ne serait-ce que pour espérer un jour enrayer le phénomène du ralliement au Maroc et y trouver une solution adéquate, s'interroger sur ses causes réelles, celles qui ont poussé ces fiers sahraouis, et bien d'autres, à accepter le statut peu glorieux de harki, de se mettre volontairement au service de leurs pires ennemis, et de devenir, par la même occasion, les auxiliaires du Makhzen dans sa guerre impitoyable contre leur propre peuple ?

A notre avis, les causes d'un tel geste extrême ne peuvent être recherchées que dans les pratiques du secrétaire général du Polisario et dans le genre de politique qu'il a poursuivie depuis trente ans. Cédant aux tentations monarchiques, Mohamed Abdelaziz s'est appliqué, à suivre, ces dernières années, une politique tendant à neutraliser, nous l'avons souligné dans des articles précédents, toute forme d'opposition et à "liquider" tous les cadres qui sont susceptibles de lui faire de l'ombre. Cette politique néfaste a détourné le Polisario de ses objectifs initiaux que sont la libération du Sahara Occidental et l'instauration d'une sociétéjuste et émancipée en la transformant progressivement en machine makhzanienne dont l'unique utilité est de permettre au roitelet M. Mohamed Abdelaziz de dispenser ses faveurs à ses fidèles serviteurs et de punir ses opposants.

Tant et aussi longtemps que le Polisario se complaît dans ce rôle "privatisé", il est à craindre que l'hémorragie provoquée, au cours des dernières années, par le ralliement au Maroc de notre ancien ministre des affaires étrangères, notre ancien ministre de la justice, notre ancien directeur des renseignements, notre "Giap", nos dizaines de cadres et nos centaines de militants et militantes, ne se renforce et s'accentue à l'avenir.

Il est sérieusement à craindre, désormais, que les dérives monarchiques de M. Mohamed Abdelaziz et ses calculs à la petite semaine qui ont jeté, au cours des dernières années, quelques uns de nos meilleurs cadres et militants dans les bras des responsables marocains, tué chez notre peuple toute envie de se défendre contre ses agresseurs, ne provoquent, dans les prochains mois, l'irréparable, que Archa yatba' addalou·

23.10.05

1. Michels, Robert, Les partis politiques : essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Paris, Flammarion, 1971

 


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