Le roi, clef de voûte du système du Makhzen
Le Royaume du Maroc est l'un des rares pays au monde où la pratique et l'usage de l'« irresponsabilité » politique et de l'impunité juridique, sont consacrés et célébrés comme mode « original » de gouverner des souverains marocains. Dans un pays où tout, absolument tout, dépend du bon vouloir et du bon plaisir d'un seul individu, le roi, ce dernier ne peut pourtant être tenu responsable, ni politiquement, ni militairement, ni économiquement, ni socialement, ni juridiquement et encore moins pénalement, d'aucune « mauvaise » décision qu'il pourrait prendre ou mettre en oeuvre. Le roi, pourtant l'incontestable et incontesté maître de facto et de jure, ne peut être considéré, exclusivement, que l'auteur des bonnes et sages décisions. Les autres décisions, les mauvaises et les non sages, ce sont forcément, et de manière systématique, les « autres » qui doivent en répondre, voire en payer de leurs vies les conséquences.
Considérée sacrée par la constitution, aux côtés des deux autres symboles du Royaume, Allah et la Patrie, la personnalité du roi est au-dessus de toute critique et de tout reproche, inviolable. Le roi, clef de voûte, par excellence, du système est pourtant, en plus d'être le chef suprême des armées, le commandeur des croyants, l'un des plus grands propriétaires et hommes d'affaire du pays [1] , le symbole de son unité et le garant de sa stabilité, est aussi celui qui définit et conduit « souverainement » les politiques intérieures et extérieures du pays. Il est également celui qui nomme et désigne le gouvernement et au nom duquel les prières sont dites dans les mosquées, les jugements et les sentences prononcés dans les tribunaux.
Devant un parlement d'opérette, un gouvernement réduit, littéralement, au simple rôle de secrétariat et une opposition officielle aux ordres, émasculée, qui se contente, pitoyablement, de faire de la figuration après avoir, lamentablement, échoué à faire la révolution, « Sa Majesté » est le seul maître à bord, celui qui règne et gouverne, à la fois, et dont le pouvoir ne souffre ni contrôle ni limite. Quoi que dise le roi, quoi que fasse le roi, « Sa Majesté » le roi demeure, en toutes circonstances, l'incontestable et incontesté glorieux Sidna. Celui qui règne sur les esprits et les curs, celui qui ne peut se tromper ou même soupçonné d'être susceptible de l'être. Contredire « Sa Majesté », contester ses mesures ou s'opposer à ses décisions, est, par ailleurs, un crime de lèse-Majesté justiciable, comme on vient de le voir ces dernières années avec Tazmamart, Kal'at M'gouna, Derb Moulay Chrif et autres mouroirs, des pires châtiments.
Et pourtant, c'est ce même roi (Hassan II hier, son fils, Mohamed VI aujourd'hui) et c'est ce même pays, le Maroc, que les serviles et serviables organes de presse marocains, relayés, constamment et bruyamment, par une importante partie des médias de l'Hexagone, nous présentent, à longueur de bulletins d'informations radiophoniques, de journaux télévisés, d'enquêtes d'opinion « sur mesure » et de reportages bien illustrés, complaisamment, sans honte et sans vergogne, au mépris des moindres et élémentaires règles et principes de l'objectivité et de la déontologie journalistiques, comme les symboles prometteurs de l'irrésistible processus de démocratisation dans le monde arabe et musulman !
Le Makhzen, une pyramide de tyranneaux sous le grand tyran
Il nous faut insister sur le fait que ce l'on appelle le Makhzen, cette organisation sociale, politique, économique et sécuritaire qui régit, depuis des siècles et sous l'autorité des souverains alaouites successifs, le Maroc, est une forme de domination tout à fait « originale », un cadre « institutionnel » politique et militaire confectionné sur mesure, au mépris des droits les plus élémentaires des Marocains (-nes) à une vie digne; un cadre dont la finalité est de permettre aux rois du Maroc (les anciens comme l'actuel) de disposer « souverainement » de pouvoirs et de prérogatives exorbitants dont ne semblent disposer, à travers le monde de nos jours, aucun autre dirigeant. Le Makhzen, une réelle deus ex machina destinée à susciter et à entretenir, par la peur et la crainte, les « allégeances » en faveur du commandeur des croyants, est un rouleau compresseur dont le principe de fonctionnement et les modus operandi ne peuvent que faire rougir de jalousie les machiavéliques les plus convaincus et les plus endurcis. Système de « servitude volontaire » incomparable, l'organisation Makhzen a pour principe de fonctionnement une illusion, constamment nourrie et entretenue, de la maîtrise. En tant qu'organisation sociale, politique, militaire et économique, le Makhzen est un système d'allégeances « intégrées » et « superposées » où, comme le souligne Gérard Mairet, « sous le tyran ultime, et de proche en proche, l'illusion de commander fait de tous et de chacun des petits chefs serviles à la dévotion du chef suprême, s'identifiant à lui, jusqu'à être sous le grand tyran tyranneaux eux-mêmes. [2]» Organisation de domination sophistiquée, s'il en est, le Makhzen est en réalité une véritable « pyramide de servitudes et de dépendances où chacun se croyant le maître de l'autre est [en fait] l'esclave d'un autre » [3], un système où « l'assimilation au chef, la transparence au prince sont les moyens grâce auxquels chacun prend sur soi de s'ériger en maître de son voisin. [4]»
Les Marocains partagés entre volonté d'en découdre et tentation d'accepter fatalement leur « sort »
Face à la monstrueuse pieuvre qu'est l'appareil du Makhzen qui enserre, depuis des siècles, le Royaume dans ses tentacules, épie, emprisonne, torture, neutralise, corrompt et écrase qui il veut et quand il veut, dans l'anonymat des « trous » personnels des centres de détention secrets, la clandestinité des mouroirs collectifs ou, sur la voie publique, au grand jour et devant tout le monde, les Marocains (-nes) donnent, par moments, l'impression de ne plus savoir ce qu'ils doivent ou peuvent réellement faire pour retrouver leur condition d'humains. Il est vrai qu'après les cuisants échecs enregistrés et les déboires encaissés au cours des dernières décennies par leurs forces vives, les massacres et les tueries qui s'en sont suivis, de nombreux Marocains (-nes) ne cachent plus leur hésitation (toute humaine) entre la volonté réelle et sincère de continuer par tous les moyens d'essayer d'en découdre avec la monarchie et l'irrésistible tentation de ravaler leur fierté et d'accepter fatalement leur Maktoub (sort). Ce dilemme cornélien est vécu tragiquement, on s'en doute, par des millions de Marocains (-nes) condamnés à endurer au quotidien, à côté des affres physiques, morales et psychologiques d'une servitude innommable, des injustices sociales, économiques et politiques criantes et intolérables.
Et pourtant, si les Marocains (-nes) peinent (toujours) à trouver les moyens de se délivrer de la servitude moyenâgeuse qui les terrasse et les déshumanise à titre individuel et collectif, s'ils n'ont pas (encore) réussi à éliminer la monarchie ou à en abattre les symboles, il faut reconnaître, nous devons, par honnêteté, y insister, que ce n'est pas faute d'avoir essayé et encore moins par manque de courage, de détermination ou d'irrésistible envie d'y arriver. Les incessantes luttes sociales livrées, tout au long des dernières décennies, par les citoyens (-nes) marocains dans les différentes villes, villages et douars du Royaume, montrent, s'il en est besoin, que le peuple marocain a tout, ou presque tout, tenté pour se débarrasser de la monarchie et de ses symboles honnis et détestés. Pour reconquérir leur liberté et retrouver leur dignité de citoyens, le peuple marocain et ses forces vives n'ont reculé devant aucun pari ou défi aussi insensé soit-il, n'ont négligé aucune possibilité ou moyen susceptible de leur permettre d'abattre la monarchie et de s'extraire de l'emprise de son Makhzen : les coups d'État, les soulèvements populaires tantôt spontanés, tantôt organisés, les émeutes, les grèves, les sit-in, etc... Mais rien n'y fait. Après chaque épreuve, le roi s'est senti plus fort et l'appareil du Makhzen plus puissant et plus redoutable qu'il ne l'était.
Ce qui ne peut que nous amener à nous interroger sur la nature de ce que certains médias de l'Hexagone, à la suite de ceux à la solde du Makhzen, ont appelé complaisamment la baraka (la bonne étoile) des monarques, baraka qui a permis, du moins jusqu'ici, à la maison du Makhzen et à sa clef de voûte, le monarque, de se maintenir et de perdurer. Alors que partout ailleurs, à la faveur de la chute du mur de Berlin et la dislocation du bloc de l'Est, des demeures semblables, ou presque semblables, ont été emportées par la colère populaire ou se sont effondrées d'elles-mêmes sous la pression de la communauté internationale.
C'est ce que nous essayerons de voir dans le cadre de notre prochain article, (incha'aAllah).
02.01.06
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suite partie II
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partie III
[1]
Voir, entre autre pour plus de précisions sur ce sujet,
Diouri, Moumen, A qui appartient le Maroc, l'Harmattan,
1992
[2] Mairet, Gérard, Les doctrines du pouvoir, la formation de la pensée politique, Paris, Gallimard, 1978, p. 117
[3] Idem
[4] Idem