1974 - 2004 ANALYSES - REFLEXIONS - TEMOIGNAGES |
LES NATIONS UNIES ET LA MARCHE VERTE :
SOUVENIRS PERSONNELS D'UNE NÉGOCIATION
par
André LEWIN
ancien porte-parole du Secrétaire général des
Nations Unies (1972-1975)
[Une première version de ce texte est parue dans "La Marche Verte", ouvrage collectif présenté par le roi Hassan II, Paris, Plon, 1990. Des notes de bas de page et des post-scriptum y ont été ajoutés par l'auteur en 2004, en vue de la publication sur ce site. Nous l'en remercions.]
Pendant quatre années, de 1972 à 1975, j'ai parcouru le monde aux côtés du Secrétaire général des Nations Unies, dont j'étais le porte-parole; assis derrière lui, j'ai participé à de longues séances de l'Assemblée générale ou du Conseil de sécurité, à des réunions de nombreuses conférences internationales - Vietnam, Moyen-Orient, Chypre, Nouvel Ordre Économique International, Condition féminine -; j'ai assisté avec lui à des Sommets de l'O.U.A. ou du Mouvement des non alignés; dans son bureau moderne et impersonnel du 38ème étage surplombant l'East River à New-York, j'ai vu et entendu chefs d'État, ministres et ambassadeurs s'opposer avec vigueur, élaborer et discuter des plans de règlement, prendre un temps de réflexion et finalement, le plus souvent mettre un terme au moins provisoire à des différends qui risquaient de menacer dangereusement la paix du monde ou d'une de ses régions.
Mais l'année 1975 a profondément marqué ma mémoire et ma pensée; j'irai jusqu'à dire qu'elle a aussi marqué mon coeur; la vivacité de mes souvenirs personnels m'y fait souvent songer avec un peu de nostalgie. Au cours de la dernière année de mon détachement aux Nations Unies, j'eus effet la chance de me voir confier par Kurt Waldheim deux missions d'un exceptionnel intérêt. Tout d'abord négocier la normalisation des relations entre la Guinée de Sékou Touré d'une part, l'Allemagne fédérale et la France d'autre part, tâche qui me mobilisa du printemps 1974 jusqu'au 14 juillet 1975 : ce jour-là fut annoncée la reprise des relations diplomatiques entre Conakry et Paris et furent libérés plus de vingt Français emprisonnés en Guinée depuis plusieurs années.
Ensuite, alors que le président Valéry Giscard d'Estaing m'avait déjà désigné comme futur ambassadeur en Guinée, je fus amené à intervenir dans une phase cruciale de l'affaire du Sahara occidental : fin octobre-début novembre 1975, à la veille du déclenchement de la Marche Verte, cependant que le Conseil de sécurité siégeait presqu'en permanence à New-York, les émissaires officiels sillonnaient les capitales "concernées et intéressées" [1] ; 350.000 marcheurs armés seulement du Coran, d'un étendard de couleur verte et du drapeau marocain (de couleur rouge), se rassemblaient aux confins du territoire en question; dans le même temps, à Madrid, le général Franco luttait jour après jour contre la mort [2]; je fus alors chargé par le Secrétaire général d'une mission qui semblait à tous impossible, et le fut largement en effet : tenter de faire accepter par tous les protagonistes le principe d'un plan de règlement des Nations Unies et amener le Roi du Maroc à renoncer à la Marche Verte. Pour partiels qu'en aient été les résultats, cette négociation me semble cependant digne d'être racontée, en raison de la qualité des personnalités qu'il me fut ainsi donné de rencontrer et de l'intérêt de leurs réactions en cette période de crise aiguë.
Au premier semestre de 1975, l'affaire du Sahara occidental commença à occuper le premier plan de la scène internationale et à mobiliser l'attention des délégués aux Nations Unies, dont les principaux organes en étaient saisis tour à tour : Assemblée générale, Conseil de sécurité, Cour internationale de justice, Comité spécial chargé d'étudier la situation en ce qui concerne l'application de la Déclaration sur l'octroi de l'indépendance aux pays et peuples coloniaux (plus communément appelé "Comité de décolonisation" ou plus fréquemment encore "Comité des 24"... bien qu'il fut composé de 25 États membres !).
Je n'avais pour ma part qu'une connaissance épisodique du Sahara dit à l'époque "espagnol"; en 1958, faisant mon service militaire dans l'armée de l'air française, j'avais passé quelques jours à parcourir en avion les vastes zones sahariennes, atterrissant à l'occasion sur les terrains situés au delà de Tindouf dans la Saguia El Hamra [3]. J'avais été frappé par l'austère majesté de ces espaces sans fin, par la calme mais ferme détermination et par la chaleureuse hospitalité des Sahraouis, dont les campements et les troupeaux s'établissaient aux alentours des fortins que surveillaient de faibles unités espagnoles désoeuvrées.
Je fus donc très intéressé lorsque le Secrétaire général décida de se rendre lui-même dans la région au mois de juin 1975. La mission de visite dépêchée par le Comité des 24 se trouvait elle-même sur place depuis un mois; elle était conduite par le sympathique, volubile et tout rond représentant de la Côte d'Ivoire, Siméon Aké (plus tard ministre des affaires étrangères de son pays pendant treize ans), et se composait de Madame Marta Jimenez Martinez, du ministère cubain des affaires étrangères, et de Manuchehr Pishva, représentant permanent adjoint de l'Iran auprès de l'O.N.U.; elle était en outre accompagnée par neuf fonctionnaires du secrétariat des Nations Unies. A La Haye, la Cour Internationale de Justice venait de commencer les auditions qui devaient lui permettre de rendre, en octobre, l'avis consultatif que l'Assemblée générale lui avait demandé au mois de décembre précédent [4].
C'est un Mystère 20 de la Compagnie Aéroleasing qui nous amena, le lundi 9 juin, de Vienne, où le Secrétaire général se trouvait pour quelques jours, jusqu'à Alger. Le président Houari Boumedienne nous attendait dans la magnifique villa mauresque fleurie de bougainvillées où il accueillait ses hôtes officiels, sur les hauteurs de la ville. Une première réunion de travail nous rassembla dans une petite pièce fraîche et obscure; le chef de l'État algérien, drapé dans une superbe cape bleu nuit ornée de broderies, fit le point de la position algérienne et mit l'accent sur son désir de voir la question du Sahara occidental se régler sous l'égide des Nations Unies, en tenant compte, grâce au recours à un référendum d'autodétermination, des souhaits de la population sahraouie. Nous avions déjà entendu le ministre des affaires étrangères, Abdel Aziz Bouteflika, défendre ce même point de vue, avec un talent et une fougue que n'altérait pas l'interminable et monotone longueur de ses démonstrations; nous l'avions en effet fréquemment rencontré l'année précédente, alors qu'il présidait la 29ème session de l'Assemblée générale.
Le méchoui qui nous fut ensuite servi sur une petite terrasse à colonnades torsadées fut encore l'occasion de débattre du Sahara et de vitupérer l'indécision espagnole et l'intransigeance marocaine; je me souviendrai toujours du président Boumedienne, détachant à notre intention des côtes craquelantes du mouton rôti et nous aspergeant copieusement de la succulente farce à la menthe qui embaumait la chair, tant son argumentation était péremptoire et ses gestes vifs. Aussi fûmes-nous obligés de changer de costume dans la petite carlingue de l'avion qui nous amena, tout de suite après le déjeuner, vers Nouakchott, exercice particulièrement pénible pour Kurt Waldheim, dont la haute stature s'accommodait mal des dimensions modestes de la cabine du Mystère 20 !
Un dîner plus calme et plus reposant nous attendait à Nouakchott dans la résidence du président Mokhtar Ould Daddah, où nous retrouvions le ministre mauritanien des affaires étrangères, Hamdi Ould Mouknass. Le président de la République islamique de Mauritanie nous affirma que sa position, totalement compatible avec les principes des Nations Unies, était de faire reconnaître l'identité fondamentale des populations du Nord au Sud du Sahara, et qu'il ne s'agissait là que d'un seul et même peuple divisé par la colonisation. La Mauritanie soutenait les revendications du Maroc sur les zones qui avaient avec ce royaume des liens ethniques et historiques, et le Maroc en faisait autant quant aux droits de la Mauritanie sur la région Sud du territoire. Si un référendum d'autodétermination devait être tenu - ce qui n'apparaissait peut-être pas indispensable, compte-tenu de l'état d'esprit de la population -, le scrutin devrait être organisé par les Nations Unies, et non pas par les Espagnols.
Au terme de cette première journée, nous avions effectué 9 heures 15 de vol et tenu plus de huit heures de discussions; aussi notre sommeil sous le ciel étoilé de la Mauritanie fut-il profond et réparateur. Le lendemain 10 juin, notre avion nous amena de Nouakchott jusqu'à Rabat. Le Secrétaire général y procéda en tête-à-tête à un premier échange de vues avec le Roi Hassan II. Puis, à l'issue d'un déjeuner offert par le Premier ministre Osman, une séance de travail réunit les deux délégations.
Nous pûmes constater que le Maroc faisait véhémentement reproche à l'Espagne de la lenteur de la décolonisation; le gouvernement chérifien la réclamait sans relâche et l'avait demandée aux Nations Unies dès la 20ème session de l'Assemblée; Hassan II affirmait, comme Mohamed V son père l'avait déjà proclamé en 1958, le caractère authentiquement marocain du Sahara espagnol, que seule la colonisation avait provisoirement détaché de son pays. L'histoire, la religion, le droit, le fait ethnique, les données sociales, économiques et culturelles, rendaient normale et incontestable la revendication de la restitution au Maroc de cette portion de son territoire. La combinaison judicieuse des principes de la décolonisation ainsi que du respect de l'unité et de l'intégrité territoriale des États, aurait pu conduire, naguère, à un référendum; mais les chances d'une telle procédure avaient été compromises par la politique espagnole et les ambitions de ceux qui voulaient créer de toutes pièces un nouvel État ouvert sur l'Atlantique, isolant le Maroc et l'amputant de sa partie méridionale et de sa commune frontière historique avec la Mauritanie. Si malgré tout, un référendum devait être organisé, il devait l'être sous l'égide de l'O.N.U., après le départ des troupes espagnoles; et la question posée devrait simplement conclure, soit au maintien de la présence espagnole, soit au retour à la mère-patrie marocaine. Mais le Maroc doutait fort de la possibilité de mettre encore en place à cette date une telle procédure.
Le soir, lors du splendide banquet offert en notre honneur au Palais royal, je fus frappé par le contraste entre le raffinement de la table, la recherche des mets, l'agrément de la conversation, et l'indomptable détermination, la ferme résolution et la farouche énergie mises par les dirigeants marocains, toutes tendances confondues, au service de la cause de leur peuple et de leur nation.
Le 11 juin, nous poursuivions notre périple en direction de Madrid, où nous devions rester deux jours. Le souvenir essentiel qui me revient du séjour dans ce pays - qui restait encore la puissance coloniale du Sahara -, c'est l'entrevue, le jeudi 12 juin, au Palais du Pardo avec un général Franco très affaibli, amaigri, la main tremblante en buvant son verre de Xérès ou en feuilletant distraitement son dossier, mais ferme encore dans ses attitudes et dans ses propos, étroitement sanglé dans son uniforme d'apparat devenu trop grand pour lui.
Je fus impressionné d'entendre cet homme, au pouvoir depuis près de quarante ans, - un pouvoir qui avait précisément pris naissance à partir des troupes stationnées à l'époque au Sahara espagnol et aux Canaries -, déclarer avec une nuance de regret dans la voix, mais avec assurance, que "si ces populations ne veulent plus de l'Espagne, il est clair que l'Espagne doit s'en aller", et demander aux Nations Unies d'aider son pays dans ce processus de désengagement. Le ballet mécanique de la garde d'honneur qui nous accompagna ensuite jusqu'à la grille du parc, cependant qu'un clairon désolé égrenait une sonnerie à notre intention et que le Caudillo s'éloignait lentement, solidement encadré et soutenu par deux aides de camp, nous sembla symboliser la fin d'un règne et celle d'une époque.
Il paraissait donc clair à tous ceux qui revenaient avec le Secrétaire général de ce premier voyage dans les quatre pays "concernés et intéressés" selon la formule savamment graduée de l'O.N.U., qu'avec des nuances parfois sensibles, aucun des responsables ne récusait les Nations Unies pour aider à une solution pacifique du problème. Ce fut cette constatation qui amena quelques mois plus tard le Secrétaire général Kurt Waldheim à élaborer, au moment où la crise semblait la plus aiguë, le plan qui porta un moment son nom, et que je fus chargé de faire connaître - sinon accepter - à tous les partenaires.
Quatre mois plus tard en effet, la situation avait beaucoup évolué. Les incidents s'étaient multipliés pendant l'été dans le territoire ou à ses abords, causant notamment la mort de plusieurs militaires espagnols, cependant que des prisonniers en grand nombre étaient faits de part et d'autre; le Polisario [5], créé deux années auparavant et auquel l'Algérie ne ménageait pas son soutien [6], redoublait d'activité. La mission de visite du Comité des 24, qui venait, le 10 octobre, de remettre son rapport, déclarait que "l'état général de tension qui a des répercussions et des ramifications dans les pays voisins comporte de toute évidence des dangers pour le maintien de la paix et de la sécurité dans la région."
Le 16 octobre, à La Haye, le président de la Cour internationale de Justice avait rendu public son avis consultatif, où chaque partie puisait immédiatement les éléments qui corroboraient sa thèse, mais dont les conclusions sur les "liens juridiques" et sur l' "allégeance" des populations du Sahara occidental avec le Royaume chérifien et la Mauritanie confortaient singulièrement la position de Rabat et de Nouakchott, en dépit de l'insistance mise par la Cour sur la nécessaire autodétermination de la population.
Le même jour, le Roi du Maroc, dans un discours télévisé à la nation, annonça qu'il conduirait lui-même prochainement 350.000 civils marocains rassemblés en une Marche Verte pacifique et sans armes jusqu'à El Ayoun, capitale du territoire située tout à fait au Sud de celui-ci, et que la limite frontalière serait franchie le 28 octobre [7] .
Le 18 octobre, l'ambassadeur d'Espagne auprès de l'O.N.U., Jaime de Piniès, demanda par lettre au président en exercice du Conseil de sécurité, l'ambassadeur de Suède Olof Rydbeck, de réunir d'urgence le Conseil pour faire face à ce qu'il qualifiait une "invasion" (annexe I).
Après d'intenses consultations tenues dans le petit bureau présidentiel du 2ème étage de l'immeuble des Nations Unies, derrière la salle du Conseil de sécurité, celui-ci se réunit finalement le 22 octobre à 11 heures 25, pour sa 1849ème séance depuis l'origine du Conseil. Outre les représentants des quinze États membres du Conseil, les ambassadeurs d'Espagne, du Maroc (Driss Slaoui), de la République islamique de Mauritanie (Moulaye El Hassen) et de l'Algérie (Abdellatif Rahal) sont présents et seront autorisés à prendre la parole dans le courant de la discussion; bien entendu, Kurt Waldheim et ses principaux collaborateurs sont en permanence associés aux discussions.
Au cours d'une longue séance de nuit, commencée à 20 heures 40 le même jour, le Conseil adopte par consensus sa résolution 377(1975) qui "prie le Secrétaire général d'engager des consultations immédiates" et "fait appel aux parties concernées et intéressées pour qu'elles fassent preuve de retenue et de modération". Un autre projet de résolution, qu'avait proposé l'ambassadeur Salazar, du Costa Rica, et qui demandait "comme mesure d'urgence que le gouvernement marocain renonce à la marche prévue sur le Sahara occidental", n'a pas été mis au vote.
Le temps nécessaire pour mettre en place les dispositions pour le voyage, et nous quittions New-York pour Paris le surlendemain 25 octobre. De là, c'est de nouveau un Mystère 20 de la compagnie Aéroleasing qui nous amena, le 26 octobre, tôt dans la matinée, à Marrakech. Un hélicoptère nous y attendait, pour nous transporter dans la montagne, au barrage "Massira" de Sidi Cheho, que le Roi du Maroc inaugurait ce jour-là, dans une extraordinaire atmosphère de liesse populaire. Nous n'avions pas tellement l'esprit à cette manifestation, je dois le reconnaître, mais nous écoutions le Roi Hassan II citer les Sourates pour expliquer sa politique de l'eau :
"Nous avons envoyé des vents chargés de semence; nous avons fait tomber du ciel l'eau dont nous vous abreuvons et que vous n'emmagasinez pas" [8]. "Le Coran", ajouta-t-il, "n'a pas voulu dire qu'il s'agit là d'une oeuvre impossible, mais appeler les hommes à une oeuvre à leur portée... Cette politique n'est pas seulement celle de Hassan II, mais celle de tous les Marocains en symbiose avec leur souverain."
Nous pensions plutôt à cette autre entreprise collective qu'en symbiose aussi avec son peuple, le Roi était en train de préparer. Sous la grande tente dressée près du barrage, Hassan II expliqua sa position au Secrétaire général. Il insista sur le fait que la Marche Verte ne pouvait être considérée comme un phénomène isolé du contexte de la situation au Sahara occidental, pour laquelle des négociations directes étaient déjà en cours avec l'Espagne. Si ces contacts bilatéraux n'aboutissaient pas, il serait toujours possible d'en appeler à l'O.N.U. pour une solution appropriée. Le Maroc avait des intentions pacifiques et l'on ne pouvait qualifier d'invasion la marche unanime de tout un peuple désirant rentrer chez lui. Avant de le quitter, Kurt Waldheim indiqua au Roi qu'il le tiendrait informé de ses consultations avec les autres gouvernements par l'intermédiaire d'un représentant personnel. Pensait-il déjà à moi à ce moment-là ? Je ne sais, mais en tout cas, il ne m'en dit pas un mot.
Dans l'avion qui nous amena le même jour à Nouakchott, où nous arrivâmes à la nuit tombée, notre petite délégation commença à sérieusement travailler sur un plan des Nations Unies pour le Sahara occidental, que nous allions modifier et compléter à chacune de nos étapes, selon ce que nous disaient nos interlocuteurs. Partis de New York avec un schéma très simple (annexe II), nous finirons par aboutir, après nos quatre haltes successives, à un texte plus complexe, qui peut être considéré comme l'esquisse du "plan Waldheim" et qui, à ma connaissance, n'a jamais été publié jusqu'ici (annexe III) [9].
Le président Mokhtar Ould Daddah partageait largement la position marocaine et préférait s'en remettre par conséquent à des accords avec l'Espagne d'une part, avec le Maroc d'autre part. Mais si ces négociations directes devaient échouer, l'O.N.U. serait certainement amenée à jouer le rôle essentiel.
Le lendemain 27 octobre, cinq heures d'avion nous amenèrent à Alger, où le président Boumedienne expliqua l'attitude de son pays, rejetant catégoriquement les revendications marocaines et mauritaniennes, contestant l'interprétation donnée par Rabat et Nouakchott à l'avis de la Cour internationale de Justice, et réaffirmant son appui total aux populations sahraouies qui devaient pouvoir exprimer leur droit à l'autodétermination. L'Algérie n'avait pas la moindre revendication territoriale sur le Sahara occidental, et toute solution qui ne tiendrait pas pleinement compte des résolutions onusiennes serait considérée par Alger comme nulle et non avenue. La "Marche Verte" était nettement contraire à ces résolutions et par voie de conséquence, l'Algérie n'accepterait aucun "fait accompli". Par contre, un référendum organisé par l'O.N.U. pouvait librement décider de l'avenir du territoire et l'Algérie en accepterait les résultats quels qu'ils soient.
Le même soir, nous survolions la Méditerranée et arrivions à Madrid vers 22 heures 30. Le lendemain 28 octobre, nous nous entretenions de la situation avec le chef du gouvernement espagnol, Carlos Arias Navarro, ainsi qu'avec le ministre des affaires étrangères, Pedro Cortina y Mauri. L'atmosphère était grave et très tendue. Le Roi Hassan avait reporté de quelques jours, de la date initialement prévue du 28 octobre jusqu'au 6 novembre, le départ de la Marche Verte, pour préserver les chances d'une négociation directe avec le gouvernement espagnol. Mais les dirigeants de Madrid étaient en permanence dans l'attente de nouvelles sur l'état de santé du Général Franco qui, pris de malaise pendant un conseil de cabinet le 15 octobre, avait subi plusieurs attaques cardiaques entre le 21 et le 24 octobre; le 28, ses médecins jugeaient son état particulièrement critique; une interminable agonie médicale commençait, relayée par les médias du monde entier; deux jours plus tard, le 30 octobre, le Prince Juan Carlos allait d'ailleurs assumer provisoirement les pouvoirs de chef de l'État, en attendant le décès du Caudillo, le 20 novembre.
C'est donc dans un contexte difficile que le gouvernement espagnol faisait connaître à Kurt Waldheim sa position. Il était vrai que Madrid s'était mis directement en rapport avec Rabat et Nouakchott, en raison de l'urgence de la situation créée par la Marche Verte, mais souhaitait encore éviter toute solution bilatérale ou trilatérale. Un éventuel accord devait être acceptable pour tous les pays de la région et Madrid n'éprouvait aucune difficulté à accepter de discuter aussi avec l'Algérie, comme Waldheim le lui recommandait. En tout état de cause, l'Espagne était disposée à coopérer pleinement avec l'O.N.U., qui pourrait être invitée à administrer provisoirement le territoire en attendant que les voeux de la population puissent être déterminés.
Les derniers éléments du "Plan Waldheim" pouvaient ainsi être ajoutés à notre esquisse initiale.
A l'aéroport de Madrid, où nous devions reprendre l'avion pour New-York, une surprise nous attendait. Nous y trouvions en effet les deux ministres marocain et mauritanien des affaires étrangères, Ahmed Laraki et Hamdi Ould Mouknass, venus poursuivre les contacts directs avec leur homologue espagnol. Après une conversation animée abrégée par l'imminence du décollage du vol d'IBERIA, Kurt Waldheim se tourna brusquement vers moi, me confia le dossier du "Plan Waldheim" et me demanda de faire en son nom une nouvelle tournée des capitales pour le présenter et si possible obtenir de tous un accord de principe pour en discuter; il mettait à ma disposition le Mystère 20 qui attendait encore à l'aéroport de regagner sa base à Genève. Bien entendu, renonçant à récupérer mes bagages déjà chargés dans le Boeing d'IBERIA, je recueillis ses dernières recommandations et m'envolai peu après pour Marrakech, où le Roi du Maroc s'était entre temps installé, afin de se rapprocher des dizaines de milliers de Marocains qui se rassemblaient en vue de la Marche Verte.
C'est le ministre marocain de l'information, Ahmed Taïbi Benhima, qui m'accueillit à l'aéroport et m'installa dans le superbe hôtel de la Mamounia. Il me dit qu'il y avait peu de chances que le Roi acceptât de me recevoir, car il était souffrant et s'était retiré dans son palais. Alors que je m'interrogeais avec inquiétude sur les chances de ma mission, un petit carton manuscrit me parvint cependant de sa part dans l'après-midi : "L'ambassadeur Boumehdi et les représentants de l'autorité locale viendront vous prendre à l'hôtel à 6 heures 30. Merci pour votre mission. Benhima.".
A l'heure dite, on me conduisit au Palais et on me laissa seul dans une pièce chaude et confortable, calfeutrée par d'épais rideaux, qui laissaient dans la pénombre tapis moelleux, larges fauteuils de cuir, et un grand bureau couvert de dossiers. Je restai assis longtemps, compulsant mes papiers. Puis une tenture se souleva : Hassan II vint à ma rencontre; il était visiblement tendu, fiévreux, mais son regard brillait d'une flamme intérieure et d'une grande vivacité; il portait une robe de chambre sombre. Me tendant la main, il esquissa un sourire, me disant qu'en dépit de son état, de sa fatigue et de ses multiples charges, il avait tenu à me recevoir, en signe de considération pour les Nations Unies.
A mon intention, il fit un rappel historique très complet de la situation et affirma qu'il était sur le point de parvenir à un accord direct avec l'Espagne. Si les Nations Unies essayaient d'interférer avec cette solution, elles entraveraient la marche de l'Histoire et en supporteraient les conséquences; au pire, le Maroc était prêt à quitter l'organisation. La Marche Verte ne présentait aucun risque pour la paix; ce n'est que si des troupes espagnoles ou d'autres éléments soutenus de l'extérieur s'opposaient à ce triomphal retour du peuple marocain sur cette portion de son territoire historique, que le sang risquait effectivement de couler; la responsabilité en retomberait sur ceux qui emploieraient les armes en premier; l'armée espagnole venait de poser des mines sur toutes les voies qui devaient être empruntées par les volontaires de la Marche Verte. Le "Plan Waldheim", dont il avait entendu parler, était d'ores et déjà dépassé et par conséquent, inutile. Sa fermeté et sa détermination étaient impressionnantes, le ton de sa voix s'était fait plus dur et il martelait ses mots.
Je tentai de me faire l'avocat du projet onusien, lui faisant valoir que si le Maroc était sûr de son droit et des souhaits de la population sahraouie, il ne courrait aucun risque à accepter l'entremise des Nations Unies. Mais le Roi n'avait visiblement qu'une confiance limitée dans les intentions de ses voisins algériens et de ceux qui, au sein de la communauté internationale, cherchaient à semer des ferments de trouble en favorisant la création de micro-États révolutionnaires à leur dévotion. Il n'y avait pas de place pour le désordre dans cette partie de l'Afrique. Les choses étaient mûres pour une solution; les Nations Unies auraient besoin de temps pour mettre en place une procédure; il était par conséquent opposé à une telle formule.
Pendant une
bonne demi-heure, nous échangeâmes encore idées
et arguments. L'atmosphère s'était progressivement
détendue et du thé à la menthe nous fut servi.
Le Roi ne voulait pas entendre parler du Plan Waldheim et encore
moins en accepter la copie que j'avais avec moi. A la fin de
l'entretien, il vint s'asseoir derrière son bureau. Je me
tenais debout devant lui. Voyant mon air déçu, il me
sourit pour prendre congé. Je tentai une dernière fois
de le fléchir.
- "Etes-vous tellement certain, Sire, que vous aboutirez à un
accord bilatéral avec l'Espagne ?"
- "Tout-à-fait sûr ", me répondit-il.
- "Mais si par extraordinaire, vous n'y parveniez pas, est-ce que ce
ne serait pas bien que vous ayez à votre disposition un
exemplaire complet du Plan Waldheim ?"
Il sourit
encore et me dit :
- "Allons, donnez-moi votre papier; mais je ne tiens pas à le
prendre en mains; posez-le là sur mon bureau. Vous pourrez
dire au moins que vous avez accompli votre mission et que le Roi du
Maroc a accepté de se voir remettre ce plan !".
C'est ce que je fis, glissant le dossier sur un sous-main en cuir entre deux piles de papiers. Il me serra la main, me souhaita bonne chance et fit quelques pas avec moi en direction de la porte. Le lendemain matin, il me fit porter à l'avion un magnifique tapis marocain, qu'on eut peine à installer entre les sièges; je n'étais pas peu fier, car il me sembla que ce tapis était plus beau que celui qu'avait reçu, quelques jours auparavant, le Secrétaire général lui-même !
Je n'avais pas besoin d'aller à Nouakchott, car le ministre mauritanien Mouknass avait reçu un exemplaire du plan directement des mains de Kurt Waldheim à Madrid, dont il était déjà revenu, et il avait pu le remettre au président Ould Daddah. C'est donc vers Alger que je partis le 29 octobre. Je n'eus évidemment aucune peine à convaincre le président Boumedienne de la valeur et de l'intérêt du Plan Waldheim, dont une bonne partie des dispositions correspondaient à ses vues. Il me restait à présenter le plan à Madrid, où j'arrivai le 30 octobre, à peu près en même temps qu'une importante délégation algérienne qui comprenait le Colonel Mohamed Ben Ahmed Abdelghani, membre du Conseil de la Révolution et ministre de l'intérieur, Hamdani Smaïn, secrétaire général adjoint à la Présidence, et le Colonel Sliman Offman, conseiller du président.
Après
avoir rencontré brièvement le chef du gouvernement
espagnol et le Secrétaire général des affaires
étrangères pour leur faire part des résultats de
mon périple, en ce jour où le futur Roi Juan Carlos
prenait provisoirement en mains les rênes de l'État, je
revins à l'Hôtel Ritz où j'étais
logé. Dans la soirée, un coup de
téléphone de l'ambassadeur d'Algérie à
Madrid me trouva en train de rédiger le compte-rendu de ma
mission.
- "Voulez-vous venir dîner à ma résidence", me
dit-il, "vous y rencontrerez des personnalités
intéressantes."
Je connaissais
déjà cet ambassadeur jeune et sympathique, Nouredine
Khelladi que j'avais eu l'occasion de voir plusieurs fois auparavant.
Autour de sa table, je retrouvai les membres de la
délégation venue d'Alger pour tenter d'empêcher
in extremis l'accord direct entre Madrid, Rabat et Nouakchott. Le
dîner se passa agréablement. A l'heure du café,
je fus cependant surpris de voir les autres convives
s'éclipser un par un et quitter la salle à manger. Je
restai seul un long moment, absorbant café sur café.
Puis mon hôte vint me chercher.
- "Voulez-vous m'accompagner ? Nous avons à vous montrer
quelque chose d'intéressant et d'utile pour votre
mission."
Je le suivis. Nous descendîmes jusque dans la cave de la résidence. Il y avait là, assis par terre sur un amoncellement de tapis, dans une atmosphère enfumée, une demi-douzaine de personnes en djellaba qui discutaient de manière animée avec les Algériens. Je m'assis au milieu d'eux, l'ambassadeur à mes côtés pour me traduire leurs propos, car tout le monde parlait arabe. Je compris vite qu'il s'agissait de plusieurs des députés sahraouis membres de l'assemblée parlementaire espagnole des Cortès, qui était en session à cette époque.
Les députés sahraouis prenaient la parole tour à tour; l'un d'entre eux surtout me frappa par l'acuité de son regard, la noblesse de son maintien, la fierté de ses paroles. Tous affirmaient (c'est du moins ce qui transparaissait dans la traduction qui m'en était faite) leur volonté de ne pas rester espagnols, mais leur souhait de conserver leur particularisme sahraoui et leur désir de voir l'O.N.U. conduire un référendum d'autodétermination qui permettrait à leur peuple de faire valoir ses droits et d'exprimer ses vues sur son avenir. Tous disaient aussi leur reconnaissance à l'Algérie pour le soutien qu'elle apportait à leur cause, sur le plan politique comme sur le plan matériel. A une heure avancée de la nuit, je quittai cette étrange assemblée, ayant promis de rapporter leurs propos au Secrétaire général.
Le vendredi 31 octobre, j'étais de retour à New-York. Je fis, dès le même soir, mon rapport au Secrétaire général; nous y passâmes également une bonne partie de la journée du samedi. C'était le 1er novembre. Suivant, comme tous les mois, l'ordre alphabétique, la présidence du Conseil de sécurité venait de passer des mains du représentant de la Suède en celles de l'ambassadeur d'Union soviétique, Yakov Malik. Des consultations intenses se poursuivaient jusque tard dans la nuit. Le chargé d'affaires espagnol, M. Arias-Salgado, venait de faire parvenir une nouvelle lettre par laquelle son pays demandait une réunion urgente du Conseil, en raison des risques graves que le maintien de la Marche Verte faisait courir à la paix. Le Prince Juan Carlos devait se rendre le 2 novembre au Sahara espagnol pour y inspecter les troupes; celles-ci devaient se tenir prêtes à intervenir au cas où la Marche Verte aurait effectivement lieu et franchirait les limites du territoire. Les allées et venues d'émissaires se succédaient dans toutes les capitales. A Tarfaya, les 350.000 marcheurs préparaient dans l'enthousiasme leur prochaine épopée.
Le dimanche 2 novembre dans l'après-midi, profitant d'une accalmie dans les réunions et désireux de me changer les idées par une belle journée ensoleillée, je me promenais dans Central Park près du Metropolitan Museum. Mais Kurt Waldheim, qui savait en permanence où me trouver, me fit prévenir de revenir d'urgence aux Nations Unies et de me tenir prêt à repartir. Le Conseil de sécurité venait d'adopter par consensus une nouvelle résolution par laquelle il remerciait le Secrétaire général de ses efforts, le priait de poursuivre et d'intensifier ses consultations, et demandait à toutes les parties d'éviter toute action unilatérale ou autre qui pourrait encore aggraver la tension dans la région.
Dès le lendemain matin, au mépris de mes projets personnels, je me retrouvai dans l'avion de Genève, où m'attendait le Mystère 20 dont l'équipage m'était devenu familier. Le 4 novembre, j'arrivai à Agadir, où tout bruissait des préparatifs de la Marche Verte et où le Roi Hassan II séjournait désormais. Je fus reçu sans tarder par le ministre des affaires étrangères, Ahmed Laraki. Ensuite, je me rendis au Palais, où le Roi me reçut en audience, en présence du Premier ministre Ahmed Osman (qui revenait de Madrid), du ministre Ahmed Laraki et du ministre de l'information, Ahmed Taïbi Benhima.
Je ne me faisais évidemment aucune illusion sur mes chances de convaincre mes interlocuteurs de renoncer à la Marche Verte. D'emblée, le Roi me déclara que cette marche, "manifestation de la volonté unanime du peuple marocain d'affirmer ses droits légitimes sur son Sahara et de démontrer l'unité du pays", aurait lieu en tout état de cause et qu'il annoncerait lui-même bientôt que le départ en aurait lieu le jeudi 8 novembre au matin.
Je décidai donc de faire porter mon effort sur la manière dont le déroulement de cette marche pourrait causer le moins de risques d'affrontements et par conséquent éviter de dégénérer en un bain de sang, tant les instructions données aux troupes espagnoles étaient fermes au cas où les marcheurs approcheraient de leurs lignes, situées à une douzaine de kilomètres après la limite du territoire. Sachant que le Roi du Maroc avait à plusieurs reprises souligné le caractère de symbole que la Marche représentait pour son pays et pour son peuple, je résolus d'engager l'échange de vues dans cette direction.
Avec sa grande pénétration et sa clairvoyance, le Roi Hassan II vit immédiatement où je voulais en venir. Ses qualités de stratège lui avaient-elles fait envisager cette solution auparavant, ou vit-il alors seulement l'intérêt de cette formule, qui lui permettait de maintenir la Marche Verte sans risque de la voir se transformer en une meurtrière bataille ? Me montrai-je réellement convaincant ou voulut-il faire au représentant des Nations Unies l'hommage d'une issue qu'il avait déjà lui-même décidée en son for intérieur ? Je ne sais; mais je fus persuadé qu'un pas important avait été fait dans le sens de la paix : la Marche aurait donc un caractère symbolique et les marcheurs arrêteraient leur progression à quelque distance des lignes tenues par les troupes espagnoles. Il restait maintenant à "vendre" cette formule aux autres capitales.
Alors que je m'apprêtais à prendre congé, le Roi s'approcha de moi. Dans ce Palais tout bruissant d'allées et venues enfièvrées, il était remarquablement calme, bien que visiblement éprouvé par la tension des journées qu'il était en train de vivre. Il me demanda :
"Maintenant que vous connaissez un peu mieux la situation, oubliez que vous êtes diplomate et fonctionnaire international; je sais ce que vous avez déjà fait pour rétablir les relations entre la Guinée et la France; Sékou Touré est mon ami, comme il a été celui de mon père Mohamed V, et votre président, Valéry Giscard d'Estaing, l'est également. Vous pouvez me parler franchement, comme vous l'avez fait avec eux dans une négociation très délicate. Alors, pensez-vous que j'aie eu raison d'agir comme je l'ai fait, convaincu que c'était pour le bien de mon pays ?"
Je lui
répondis, sans même m'accorder le temps de
réflexion que méritait pourtant cette question :
"Sire, je pense que vous réussirez dans l'immédiat ce
qui peut apparaître comme un extraordinaire coup de poker, et
que le proche avenir vous donnera raison; mais beaucoup de principes
seront invoqués et beaucoup de forces se ligueront pour vous
empêcher de pérenniser votre succès et
s'efforceront de vous le faire payer. Le risque pour vous se situe
donc à plus long terme. Aurez-vous alors les moyens d'y faire
face?"
Le Roi me répondit qu'il ne pensait pas comme moi, qu'il était convaincu d'avoir raison, et que sa politique assurerait définitivement l'avenir.
Avant de me quitter, il demanda au ministre de l'information de me conduire dans une autre aile du Palais, où le président de la Djemaa, l'assemblée des notables des tribus sahraouies, tenait une conférence de presse à la suite de son spectaculaire ralliement au trône chérifien. La veille en effet, une délégation sahraouie conduite par le président de la Djemaa, El Hadj Khatri Ould Sidi Saïd Ould Joumani, avait, lors d'une cérémonie tenue au siège de la municipalité d'Agadir, renouvelé au Souverain marocain le serment d'allégeance au nom des tribus du Sahara encore sous domination espagnole. Cette manifestation était considérée par le Maroc comme une preuve supplémentaire de la volonté des populations sahraouies s'exprimant selon un cérémonial traditionnel par l'intermédiaire de ses représentants à la Djemaa, et par conséquent comme une modalité d'autodétermination.
Entrant dans la salle emplie de journalistes venus du monde entier pour "couvrir" la Marche Verte et, ici même, pour entendre le président Khatri Ould Sidi Saïd Ould Joumani, quelle ne fut pas ma stupéfaction en reconnaissant en lui le député sahraoui aux Cortès qui m'avait tant frappé, la semaine précédente, lors de l'étrange entrevue à laquelle j'avais assisté dans la cave de l'ambassadeur d'Algérie à Madrid ! Il avait été là-bas l'avocat déterminé de la thèse opposée ! [10]
Le soir même, je continuai mon périple jusqu'à Nouakchott. Il était trop tard pour obtenir un rendez-vous. Je décidai donc de dîner à l'hôtel et de tenter de téléphoner à New-York pour faire part à Kurt Waldheim du premier résultat, partiel, mais très satisfaisant, de mes négociations, car il m'avait été impossible de le joindre depuis Agadir. A New-York, où l'après-midi commençait à peine, en raison du décalage horaire, le Conseil de sécurité siégeait sans désemparer, soit en consultations privées, soit en séance publique. Il me fallut discuter ferme avec les standardistes de l'hôtel, puis ceux des Nations Unies, pour finalement obtenir Kurt Waldheim au bout du fil; il sortait tout droit de la salle du Conseil, anxieux de savoir quelque chose.
La communication était très mauvaise, hachée d'interférences, pleine de grésillements; les conversations des clients du restaurant et du bar rendaient la compréhension extrêmement difficile, car il n'y avait pas de cabine et le téléphone était placé simplement au bout du comptoir. Employant tour à tour le français, l'anglais et l'allemand, je parvins quand même à informer Kurt Waldheim de ce qui avait été accepté à Agadir. Il s'en montra fort satisfait et retourna immédiatement dans la salle du Conseil de sécurité pour transmettre ces indications aux quinze ambassadeurs qui l'y attendaient.
De son côté, le président Mokhtar Ould Daddah, que je vis le lendemain matin, me fit observer que la Mauritanie n'avait pas organisé de marche verte sur le Sud du Sahara occidental, bien que les troupes espagnoles eussent évacué certains postes de la région, laissant inoccupée une zone proche de la frontière.
A Alger, où j'arrivai encore le même jour, je fus immédiatement reçu par le président Boumedienne, qui écouta avec attention ce que je lui rapportai de mes entretiens précédents. Il me fit répéter plusieurs fois le détail de ce que m'avait dit le Roi Hassan II. Puis, ses yeux lançant parfois d'inquiétants éclairs, il répliqua que la Marche Verte était un "fait accompli" inadmissible et que rien ne ferait renoncer l'Algérie au principe fondamental d'autodétermination. Le ralliement aux thèses marocaines du président de la Djemaa sahraouie n'avait pas la signification qu'on lui prêtait à Rabat, cette institution traditionnelle n'étant pas suffisamment représentative de la population. Un éventuel accord direct de Rabat avec Madrid ne règlerait rien. Les forces qui au sein du territoire luttaient pour l'indépendance du Sahara occidental et n'avaient jamais pu faire entendre leur voix, s'opposeraient sans nul doute à toute solution qui ne reposeraient pas sur une véritable autodétermination et continueraient ultérieurement leurs actions. L'Algérie les comprenait et au besoin les soutiendrait dans leur combat. Quant à la transformation de la Marche Verte en une marche "symbolique" qui éviterait un affrontement sanglant avec les troupes espagnoles ou les éléments armés du Polisario, le président Boumedienne estimait qu'il pouvait approuver cette formule qui permettait au Maroc de "sauver la face", mais qu'il restait fondamentalement opposé au principe même de la Marche et de la signification qu'elle revêtait.
A Madrid enfin, où j'arrivai dans la soirée du 5 novembre, je fus reçu, tôt le lendemain matin, par le président du gouvernement, Carlos Arias Navarro, le ministre des affaires étrangères, Pedro Cortina y Mauri, et le ministre de la Présidence chargé des affaires du Sahara, Antonio Martinez Carro; ces trois personnalités quittèrent même un Conseil de cabinet pour me voir. L'urgence était extrême. Ce matin même, le Roi Hassan II devait donner le signal de départ de la Marche et un premier groupe de 44.000 marcheurs conduits par le Premier ministre marocain en personne était sur le point de passer la ligne. Les responsables espagnols donnèrent tout de suite leur accord à la solution que je leur proposais et des instructions immédiates confirmèrent aux commandants des troupes espagnoles stationnées sur le territoire qu'aucun coup de feu ne devait être tiré sur les marcheurs marocains dès lors que ceux-ci, selon la formule convenue, s'arrêteraient à une certaine distance des lignes espagnoles.
Le jour même, je regagnai New-York afin de permettre au Secrétaire général de faire son rapport au Conseil de sécurité, ce qu'il fit le 8 novembre.
Peu après, je pris connaissance avec intérêt du discours prononcé à Agadir par le Roi Hassan II le 9 novembre : "La Marche a rempli sa mission, atteint ses objectifs, et réalisé ce que nous-mêmes et nos amis en attendions. Il nous appartient donc, cher Peuple, de revenir tous à notre point de départ, afin de traiter les problèmes d'une autre manière et avec des méthodes nouvelles."
Je demeure aujourd'hui très satisfait d'avoir, dans le cadre de la mission que m'avait confiée le Secrétaire général des Nations Unies, joué un rôle utile dans cette extraordinaire page d'histoire de notre temps [11].
Post-scriptum 1 : Quelques années plus tard, alors que j'étais ambassadeur de France en Guinée (1975-1979), je fus pris à partie par les autorités algériennes pour avoir "récupéré" Sékou Touré et l'avoir ainsi amené à prendre dans l'affaire du Sahara occidental une position contraire à celle d'Alger. Voici comment (d'après l'hebdomadaire guinéen "Horoya" du 4 au 18 mars 1978) :
"Révolution Africaine , organe central du F.L.N., dans une édition n° 727 du 25 au 31 janvier 1978 écrit sous la plume de Djamel Bouatta et de Zoubir Souissi à la page VIII et nous citons : "De toute façon, l'expédition impérialiste, l'an dernier, contre la République Populaire du Bénin et celle plus récente contre la République Arabe Sahraouie Démocratique, montrent bien qu'il s'agit d'une nouvelle escalade dans l'histoire moderne de l'agression impérialiste en Afrique. A cette méthode dure, réservée principalement aux pays et mouvements de libération anti-impérialistes intransigeants, il convient d'ajouter d'autres tactiques plus souples. L'une basée soit sur le pouvoir de dissuasion soit sur l'infiltration économique directe. Cette méthode s'est révélé d'ailleurs une arme beaucoup plus efficace en terme de contre-subversion pour briser, sinon paralyser le front anti-impérialiste africain. C'est ainsi que par exemple la Guinée, traditionnellement aux premières loges de la lutte anti-impérialiste, marque un certain recul dans ce domaine depuis deux années depuis sa "normalisation" avec la France. En effet, depuis cette date, l'ambassadeur français Monsieur Levain (sic !), ex-collaborateur du Secrétaire général de l'ONU, Monsieur Waldheim, travaille à la récupération de la Révolution guinéenne. Il semble qu'il y a réussi, sinon comment expliquer le silence de Conakry sur l'affaire du Sahara Occidental, celle de la Corne de l'Afrique et du Moyen-Orient.".
Suit évidemment une réfutation en règle de ce point de vue, sur le thème : "La Guinée n'a pas de leçon à recevoir de l'Algérie."
Post-scriptum 2 :
Bien après la mission que j'ai effectuée en 1975, plusieurs articles ou conférences m'ont également mis en cause, en m'imputant une responsabilité notable, parfois même essentielle, dans le blocage de l'affaire du Sahara occidental, qui dure depuis maintenant depuis près de 40 ans.
Ainsi, l'ancien ambassadeur américain Frank Ruddy (il représenta les États-Unis en Guinée équatoriale) qui fut pendant plusieurs années l'un des principaux responsables de la MINURSO (Mission des Nations Unies au Sahara occidental), a déclaré dans plusieurs de ses conférences sur le sujet : "en 1975, le Secrétaire Général Kurt Waldheim envoya André Lewin en mission diplomatique auprès du Maroc, Mauritanie et Algérie (M. Ruddy oublie l'Espagne NDLA) pour une ultime tentative en vue d'éviter la guerre au Sahara Occidental alors Sahara Espagnol, que le Roi Hassan II du Maroc s'apprêtait à envahir. Lewin échoua. L'an dernier, le nouveau secrétaire général des Nations Unies (Boutros Boutros-Ghali) a demandé à l'ex-secrétaire d'Etat James Baker de faire le point sur les différentes démarches de Lewin et de débrouiller ce nouveau gâchis au Sahara Occidental..." [12]
En fait, comme j'ai essayé de le relater dans le texte ci-dessus, j'avait été chargé, par le secrétaire général et par le Conseil de sécurité, d'une mission qui consistait, par priorité vu les circonstances prévalant en novembre 1975, à éviter un bain de sang à l'occasion de la Marche Verte; pour cela, il me fallait obtenir du roi Hassan II qu'il y renonce, ce que personne ne pouvait sérieusement penser que je parviendrais à l'en convaincre; j'ai donc fait de mon mieux pour éviter un affrontement militaire sur le terrain en imaginant cette formule de la "Marche Verte symbolique", dont je rappelle que tous les protagonistes l'ont tout de suite approuvée, y compris le président de l'Algérie et le gouvernement espagnol. Si cette formule a permis d'éviter quelques dizaines ou quelques centaines de morts marocains, sahraouis, algériens, mauritaniens ou espagnols, je ne regrette pas une seconde ce que j'ai fait, et surtout, je ne vois pas en quoi j'aurais échoué.
Lors de mon voyage précédent, fin octobre, j'avais été chargé par le secrétaire général de vérifier que tous les protagonistes étaient bien en possession du Plan Waldheim, leur en remettre un exemplaire s'ils ne l'avaient pas encore, et recueillir leurs premières réactions. En fait, seul le Maroc ne l'avait pas encore formellement reçu, et je suis parvenu à en remettre un exemplaire au Roi du Maroc malgré ses réticences, et à recueillir sa première réaction, qui était, on l'a vu, plutôt négative. Là encore, je ne vois pas en quoi j'aurais échoué, puisque ma mission n'était pas de faire accepter le Plan Waldheim, mais d'en faire prendre connaissance aux divers dirigeants. Bien entendu, si j'avais été mandaté pour faire approuver ce plan par toutes les parties, je m'y serais pris autrement, et je ne suis pas certain que j'aurais réussi, bien au contraire, puisque des représentants bien plus chevronnés et plus titrés que moi n'y sont pas parvenus non plus en quatre décennies d'efforts diplomatiques intenses. Mais il me paraît excessif de m'attribuer la responsabilité de ce qui s'est passé sur place de 1975 à 1997, comme si entre ma mission et celle de James Baker, il ne s'était rien passé.
Mon objectif à moi était plus modeste, et sans aucun doute plus facile.
Bref, paraphrasant Bernadette Soubirous, qui relata ses visions de la Vierge à Lourdes en ajoutant : "Je suis chargée de vous le dire, mais pas de vous le faire croire", je puis dire : "J'étais chargé de leur en faire prendre connaissance, mais pas de le leur faire accepter."
Et sur ce plan là, je suis heureux de verser ma contribution à l'étude de la dramatique histoire d'une région du monde, qui malheureusement n'est pas terminée. Et si je puis participer à la mise en oeuvre d'une solution juste, pacifique, durable et qui prenne en compte les réels souhaits de la population, c'est sans aucune hésitation que je serais prêt à le faire.
ANNEXES
1) Lettre du représentant permanent de l'Espagne demandant une réunion urgente du Conseil de sécurité
Nueva York, 18 de octubre de 1975
N° 153
Señor Presidente:
En nombre de mi Gobierno, tengo a bien poner en su conocimiento que, con motivo de las declaraciones hechas por S. M. el Rey Hassan II, de Marruecos, amenazando con llevar a cabo una marcha de 350000 personas para invadir el Sahara Occidental, se ha producido una situación de fricción internacional que pone en peligro la paz y la seguridad internacionales. Mi Gobierno, consciente de las obligaciones que le incumben, llama la atención del Consejo de Seguridad sobre esta situación, al amparo del Artículo 35 de la Carta de las Naciones Unidas. En consequencia, le ruego, Señor Presidente, tenga a bien convocar, con carácter de urgencia este Consejo, para que adopte las decisiones del caso y se disuada al Gobierno marroquí de llevar a cabo la invasión anunciada, que además de comprometer la paz y la seguridad internacionales, desconoce el derecho del pueblo saharaui a la autodeterminación y es contraria a los propósitos y principios de la Carta de las Naciones Unidas.
Le ruego, Excelencia, se me permita, al amparo del artículo 37 del Reglamento, ser invitado a las deliberaciones del Consejo sobre esta cuestión.
Aprovecho esta oportunidad para reiterar a Vuestra Excelencia el testimonio de mi más alta consideración.
Jaime de PINIÉS
Excmo. Señor Olof Rydbeck
Presidente del Consejo de Seguridad
NACIONES UNIDAS
Nueva York.
2) Premier projet de plan de paix de l'O.N.U.
1. L'Espagne ferait une déclaration unilatérale annonçant son retrait complet et définitif du territoire à la date du..., les opérations du retrait commençant le... L'Organisation des Nations unies assumerait à compter de cette date-là pour une période de six mois la responsabilité de l'administration du territoire.
2. Les Nations unies créeraient une administration temporaire pour le Sahara occidental. Cette administration temporaire, qui serait établie pour une période de six mois, serait placée sous l'autorité d'un haut-commissaire, assisté d'un personnel réduit. Pour les nécessités du maintien de l'ordre, elle aurait à sa disposition les forces que l'ancienne puissance administrante laisserait provisoirement dans le territoire et qui seraient placées sous un statut des Nations unies.
3. Un groupe consultatif serait établi auprès du secrétaire général de l'Organisation des Nations unies avec pour responsabilité de l'assister dans les domaines qui incombent à l'administration temporaire des Nations unies pour le Sahara occidental; il serait également chargé d'élaborer la formule qui permettrait à la population du territoire d'exprimer sa volonté. Ce groupe comprendrait les représentants permanents des pays concernés et intéressés.
1. L'Espagne ferait une déclaration unilatérale annonçant son retrait du territoire à la date du... Elle demanderait à l'Organisation des Nations unies d'assumer la responsabilité de la décolonisation du territoire à compter de cette date et déclarerait de plus que jusqu'à son retrait, elle n'entreprendra aucune action susceptible de changer la situation dans le territoire.
2. Simultanément, le Maroc annoncerait qu'eu égard à l'intention exprimée par l'Espagne de se retirer du territoire, il a décidé de renoncer à la marche prévue, étant soucieux d'éviter un conflit.
3. La politique de décolonisation du Sahara occidental devant être définie par l'Assemblée générale des Nations unies, la Puissance administrante et toutes les parties concernées et intéressées s'engagent à s'abstenir de toute action susceptible d'aggraver la situation dans le territoire.
4. Il est suggéré de créer une administration temporaire des Nations unies, ayant les fonctions suivantes :
a) superviser et aider le retrait de l'Espagne;b) assumer l'administration du territoire;
c) permettre le retour des réfugiés;
d) négocier avec les parties concernées et intéressées les arrangements d'une consultation populaire, et notamment
- la méthode de consultation;- les questions qui seront soumises à la consultation;
- l'identification des Sahariens et l'établissement d'un registre des votants.
e) établir une atmosphère de calme et de liberté d'expression permettant l'expression libre et authentique des désirs de la population.
NOTES
[1] telle était l'expression consacrée à l'O.N.U., cette formulation quelque peu hypocrite permettant d'englober la puissance coloniale, l'Espagne, le Maroc et la Mauritanie (pays "concernés"), et l'Algérie (pays "intéressé").
[2] Il devait mourir le 20 novembre, à la suite d'une longue hospitalisation et d'une agonie qui avait commencé le 14 octobre.
[3] Je participais, sans le savoir alors, à une opération militaire secrète sur les confins algéro-mauritaniens nommée "Ouragan", combinée par Paris avec le gouvernement de Madrid, désireux de s'associer le concours des troupes françaises pour lutter contre les activités des éléments de l'Armée de libération du Sahara espagnol, qui deviendra, des années plus tard, le Polisario, mais qui avait encore à cette époque quelques conseillers et des éléments marocains ! (Voir le livre de Georges Chaffard, "Les carnets secrets de la décolonisation", Paris, 1965, Calmann-Lévy, chapitre "Une alliance militaire franco-espagnole sous la IVème république"). Pour Paris, cette opération avait bien entendu aussi comme objectif de diminuer la pression qui s'exerçait depuis la frontière marocaine en liaison avec les combattants du F.L.N. algérien. Le Polisario lui-même s'est constitué en 1973.
[4] Une excellente analyse historique et juridique du dossier du Sahara occidental figure dans l'ouvrage de Gilbert Guillaume, juge à la Cour internationale de justice, "Les grandes crises internationales et le droit" (Paris, Le Seuil, 1994). Mentionnons également le livre d'Attilio Gaudio, "Le dossier du Sahara occidental" (Paris, Nouvelles éditions latines, 1978)
[5] Son nom officiel est Frente Popular para la Liberacion de Saguia El-Hamra y Rio de Oro
[6] De même que la Libye, qui fournissait en abondance au Polisario armes et argent
[7] Le chiffre de 350.000 était lui aussi symbolique : il représentait le nombre de naissances intervenues au Maroc cette année-là. C'était donc l'équivalent de toute une génération de la jeunesse du pays, ce que Hassan II avait appelé "la moisson solennelle que Dieu nous donne pour ramener à la Patrie une terre que nous n'avions jamais oubliée".
[8] Coran, Sourate XV, verset 22
[9] Sauf évidemment dans l'ouvrage "La Marche Verte", ouvrage collectif présenté par Hassan II, Paris, Plon, 1990
[10] Le même Khatri Ould Saïd El Joumani, parlant au nom de l'ensemble des Reguibats du Sahara espagnol, avait demandé en 1958 le concours des armées françaises contre les attaques dont son territoire faisait l'objet de la part de l'Armée de Libération. Cette demande figure dans une lettre adressée le 15 janvier 1958 à M. Gaston Cusin, Haut-commissaire de l'A.O.F. à Dakar. Le 10 avril 1958, plusieurs milliers de Reguibats font spectaculairement allégeance à Moktar Ould Daddah et donc indirectement à la France, dont plusieurs représentants officiels, civils et militaires, sont présents à la cérémonie : la Mauritanie est encore colonie française et Ould Daddah est chef du conseil de gouvernement selon la Loi-cadre Defferre.
[11] J'ai mentionné quelques éléments supplémentaires lors d'une conférence que j'ai faite à l'Université de Dakar en juillet 1997, et d'autres faits sont intervenus depuis; je les résume brièvement ci après. Eric Jensen (fonctionnaire des Nations unies, danois d'origine, mais malaisien de nationalité) a été représentant spécial du secrétaire général de l'ONU de 1994 à 1997; il a été remplacé par Charles Dunbar, qui n'est pas resté à son poste très longtemps. Puis ce fut l'ancien secrétaire d'État américain James Baker III, nommé en mars 1997 et démissionnaire en juin 2004; il a été remplacé par Alvaro de Soto, un fonctionnaire chevronné de l'ONU. Baker a notamment obtenu des parties que des pourparlers directs puissent s'engager. Mais le problème auquel se heurte toujours la mise en oeuvre du plan de règlement (qui n'est jamais qu'une adaptation actualisée de l'ancien plan Waldheim, reformulé successivement par ses successeurs Perez de Cuellar, Boutros-Ghali et enfin Kofi Annan), opération dont est chargée une mission des Nations Unies créée en 1991 (MINURSO), est celui du recensement des électeurs au futur référendum, dont la date n'a cessé d'être reportée; l'une des divergences essentielles reste la détermination de la qualité d'électeurs, suivant que l'on retienne le recensement effectué encore à l'époque de la colonisation espagnole, ou que l'on compte les réfugiés accueillis dans des camps en Algérie, ou encore les nombreux migrants qui se sont installés dans le territoire depuis son "intégration" au Maroc. La dernière mouture du plan Baker a été "appuyée" (mais non pas "approuvée" !) par le Conseil de sécurité en juillet 2003, mais sa mise en oeuvre se heurte toujours à des difficultés. Le plan Baker prévoit pour le territoire un régime semi-autonome pendant une période de transition de quatre ou cinq ans; un référendum permettrait ensuite aux habitants de choisir entre l'indépendance, l'intégration au Maroc ou le maintien du régime de semi-autonomie. Les autorités sahraouies ont maintenant donné leur accord à ce plan, de même que l'Algérie, mais le Maroc reste réservé, sinon opposé, et demande la poursuite de négociations. En fait, il semble que chaque fois qu'une disposition se rapproche des thèses marocaines, elle devient inacceptable pour les responsables de la RASD et leurs soutiens, et chaque fois que c'est l'inverse, elle devient inacceptable pour les dirigeants marocains.
[12] notamment lors d'une conférence faite devant le Middle East Institute à Washington le 19 juin 1998 sous le titre "Le référendum qui n'a pas eu lieu et celui qui pourrait encore avoir lieu", et qui est largement reproduite sur divers sites Internet. Le texte anglais de cette citation est le suivant : "In 1975 U.N. Secretary General Kurt Waldheim sent Andre Lewin to shuttle around Morocco, Mauritania and Algeria in a last ditch attempt to avoid war in Western Sahara, then Spanish Sahara, which King Hassan II of Morocco was about to invade. Lewin failed. Last year a new U.N. Secretary General asked former Secretary of State James Baker to retrace Lewin's steps and sort out the new mess in Western Sahara."