Le Nouvel Afrique-Asie (Paris), No 82-83, juillet-août 1996, p.28
Hassan II, l'Europe et le Sahara
Jean Ziegler
Jean-Luc Godard a dit un jour: "La télévision est une
machine qui fabrique de l'oubli". Optimiste, le camarade Godard ! Mieux
vaudrait dire: la télé - quand les puissants l'ordonnent -
couvre de silence la lutte de certains peuples qui dérangent. La
preuve: la longue lutte de résistance du peuple sahraoui contre l'armée
coloniale marocaine. Cette lutte aujourd'hui a vingt ans. Qui en entend
parler ? Où ? Sur quelle chaîne ? Silence étourdissant
! Un peuple pluriséculaire, parqué depuis vingt ans dans des
camps de réfugiés, du côté de Tindouf, sur des
plateaux arides où s'alignent les tentes grises fournies par l'ONU,
oublié du monde entier, et surtout des admirables démocraties
européennes et notamment de la France.
En 1973, quelques dizaines d'étudiants sahraouis, revenus des universités
de Madrid, Paris et Rabat, fondent le Front Polisario. Ils affrontent durement
le Tercio, Légion étrangère de Franco. Rapidement,
presque toute la génération des fondateurs est exterminée.
Seul leur chef, El-Ouali, survit, mais mourra bientôt sous les bombardements
des Jaguars français devant Nouakchott. En novembre 1975, Franco
meurt. Enfin. Hassan II, roi du Maroc, aidé par le régime
Ould Dada de Mauritanie, envahit le Sahara occidental. Bombardement au napalm
des campements nomades, répression atroce. Sur tout l'immense territoire
- 270'000 km2 de désert, d'oasis superbes, de vallées, de
montagnes, de côtes atlantiques - les quelque cent cinquante mille
Sahraouis résistent. Et sont écrasés. Les survivants
se regroupent, dans les camps de réfugiés justement, sur l'inhospitalière
Hamada de Tindouf. Protégés par l'aviation de Boumédiène.
Ils y sont toujours. Le 27 février 1976, les combattants sahraouis
proclament dans le désert leur République arabe sahraouie
démocratique, la RASD. Elle sera reconnue par vingt-trois pays africains,
par l'Inde, Cuba et quelques autres Etats du tiers monde. L'Europe, elle,
appuie notre ami, le roi.
Depuis lors, avec des intermittences, la guerre fait rage. L'armée
de libération sahraouie - quinze mille hommes - contre l'armée
d'occupation marocaine, enterrée dans ses bunkers et casemates, derrière
un triple mur qui court le long de la frontière algéro-marocaine
du sud du Maroc jusqu'au voisinage de la Mauritanie et à l'Atlantique.
Armés par la France, Israël et les Américains, les deux
cent vingt mille soldats marocains n'ont remporté - en vingt ans
- aucune bataille décisive. Aujourd'hui, après la libération
de l'Afrique du Sud et de l'Erythrée, le Sahara occidental reste
le dernier territoire africain où règne une puissance étrangère.
Quelle solution à cet interminable, sinistre conflit ? L'ONU essaie
d'organiser le référendum d'autodétermination. Mais
Hassan II sabote avec art: sur les listes de votants, il exige d'inscrire
les dizaines de milliers de pauvres hères qu'il a fait transporter
des bidonvilles de Casablanca dans les campements de colonisation autour
de El-Ayoun. Plus profondément: le Maroc est au bout. La dette extérieure
s'élève à 68% du PNB (rapport de la Banque mondiale
1995). Son service - amortissement et intérêts - absorbe 33%
des gains d'exportation. L'illétrisme est de 51% (66% pour les filles).
Le chômage dépasse les 18%.
Le roi, 66 ans, va mourir. Son fils, le prince-héritier, est une
cacahuète. Qui après Hassan ? Des officiers putchistes ? Horreur
! Les barbus ? Re-horreur ! L'opposition démocratique, l'USFP ? Elle
est la seule à ne pas s'être soumise. Marcher dans un tunnel
ne signifie pas devenir aveugle. Il reste le très ancien, très
vivant et très courageux peuple marocain. Il reste le peuple sahraoui.
Avec un minimum de bonne volonté, de courage de la part des Européens,
une table ronde des forces vives des deux peuples pourrait être convoquée
demain. Et trouver une solution d'indépendance, de respect mutuel
et de paix.
(Avec l'aimable autorisation de M. Simon Malley, directeur du Nouvel Afrique
Asie, que nous remercions)
Revue de presse,
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