INTERVIEW
« Le statu quo au Sahara occidental dure depuis l’instauration du cessez-le-feu »
ICG : Que pensez-vous de la situation actuelle du dossier du Sahara
occidental. Va-t-on vers le statu quo avec des positions très
bloquées ou reste-t-il des marges de négociations ?
Mme Hafida Ameyar : Le dossier du Sahara occidental est un
dossier de décolonisation, dont l’ONU est en charge depuis les
années 1960. Les instances internationales, y compris la Cour
internationale de justice (La Haye, 1975), se sont prononcées
sur ce conflit et ont convenu primo, que la puissance administrante,
l’Espagne, doit organiser un référendum
d’autodétermination et secundo, que le peuple sahraoui doit
bénéficier de son droit à
l’autodétermination et à l’indépendance. Ce sont
là des données objectives que nul ne peut contester.
Quant aux « positions bloquées », il faut se poser
les questions suivantes : qu’y a-t-il derrière ces positions ?
Quelle est la partie qui renie la légalité internationale
? Qui rejette le plan de paix pour l’autodétermination du peuple
du Sahara occidental ou du Plan Baker II (2003), après avoir
accepté le plan de règlement de 1990-1991 et les accords
de Houston de 1997 ? Qui tente de proposer de façon
unilatérale un vague « plan d’autonomie » d’un
territoire non autonome qu’il occupe illégalement et sur lequel
il n’a aucune souveraineté ? Une analyse objective donnerait des
réponses claire à ces questions et démontrerait
que c’est la partie marocaine qui bloque le processus de
décolonisation et qui, grâce à la complicité
de puissances telles que la France, les Etats-Unis et,
récemment, l’Espagne, veut déformer le droit
international et empêcher l’application des résolutions
onusiennes. Mais, le statu quo dure en fait de façon non
continue depuis l’instauration du cessez-le-feu. Avant 1991, les deux
parties étaient dans un conflit militaire qui bloquait toute
exploitation des richesses naturelles de l’ex-Sahara espagnol par le
Maroc et retardait le processus de peuplement du territoire. Avec
l’entrée d’un plan pacifique onusien et la création d’une
Mission des Nations unies pour un référendum au Sahara
occidental (MINURSO), des mécanismes ont été mis
en place ayant pour la finalité l’organisation d’un
référendum d’autodétermination. Celui-ci est
reporté depuis 1992, si l’on exclut évidemment
l’engagement espagnol de le tenir au cours de l’année 1975.
Malgré les périodes de blocages, le Polisario et le Maroc
ont pu avancer grâce aux négociations initiées par
l’ONU. Je pense surtout à la question du corps électoral
qui a constitué le cheval de bataille entre les deux
protagonistes. Et il a fallu attendre décembre 1999, soit huit
années, pour voir l’ONU disposer, pour la première fois,
d’une liste des votants potentiels qui représentent un nombre
très proche de celui du recensement espagnol de 1974.
Aujourd’hui, le Maroc rejette l’option d’indépendance qui sera
posée aux votants et rejette le plan Baker II, approuvé
par la résolution 1495 de l’ONU. Un plan qui pourtant ouvre
droit à la participation au référendum d’une
partie des colons marocains installés dans les territoires
sahraouis. Le Maroc est-il conforté par l’arrêt de la
guerre et par le mur qu’il a construit pour protéger les sites
où sont concentrées les richesses naturelles du
territoire qu’il occupe ? Est-il également conforté par
le renouvellement des accords de pêche avec l’Union
européenne, malgré l’opposition de certains Etats ? La
réponse est évidente. Mais, ce qui inquiète le
Maroc et ses soutiens, c’est le fait que les réfugiés
sahraouis refusent, dans le cadre des échanges de familles qui
sont organisées par le HCR, de se réinstaller dans les
territoires sous occupation, malgré leurs conditions de vie
très difficiles dans les camps de Tindouf, aggravées
dernièrement par les interruptions de l’aide alimentaire
internationale. Il ne faut pas non plus omettre de relever l’expression
des populations sahraouies des territoires occupés qui sont
opposées à l’assujettissement marocain. A partir de ces
données et de l’attachement aussi bien des Sahraouis que de la
communauté internationale au principe
d’autodétermination, je pense que les marges de
négociations existent. Le plan Baker, le plan de
règlement qui constitue toujours une importante
référence ou tout autre plan qui reste fidèle
à la genèse du conflit du Sahara occidental peut à
mon sens constituer le point de départ pour des pourparlers
entre les deux parties en conflit. Pour conclure, il faut ajouter que
les marges de négociations obéissent, elles aussi, au
rapport de forces sur la scène internationale.
ICG : Est-ce que du côté algérien, cette
question fait débat, dans le champ politique ou au sein de
l'opinion publique ?
Mme Hafida Ameyar : Oui, cette question est très
présente dans l’opinion publique, au niveau officiel et dans les
médias, publics et privés. Elle est portée par
presque la totalité de la classe politique, dans son programme.
Des rencontres et des forums sont organisés autour de la
question sahraouie, par des associations ou des partis politiques. Pour
résumer, tous se rejoignent sur le principe de la
décolonisation du Sahara occidental. Je dirais même que
cette question est dans l’imaginaire des Algériens et
Algériennes du fait de leur propre expérience coloniale.
Cela a d’ailleurs développé un sentiment
d’hostilité à l’égard du Maroc, un sentiment qui
n’est pas non plus étranger à la « guerre des
sables » en automne 1963, alors que l’Algérie venait
à peine de se relever d’une guerre de libération de
près de huit ans.
ICG : Est-ce que certains partis politiques sont plus impliqués que d'autres dans un soutien de la position sahraouie ?
Mme Hafida Ameyar : Certainement. Vous avez les partis politiques qui
forment la « coalition présidentielle »,
c’est-à-dire le FLN, le RND et le MSP qui se revendiquent du
mouvement national. Il y a aussi les formations que l’on pourrait
classer de gauche, comme le MDS et le PST. Mais, ce n’est pas aussi
schématique que cela : la question sahraouie, comme tout dossier
relatif à la décolonisation, à l’exemple du cas
palestinien, est dans l’imaginaire des Algériens qui puisent
dans la mémoire collective algérienne, dans les
récits et les séquelles de l’ère coloniale. Vous
pouvez ainsi rencontrer des citoyens algériens ou des militants
algériens très critiques par rapport à telle ou
telle formation politique, mais qui font la paix, le temps de
manifester leur solidarité avec le peuple sahraoui. Il importe
peu à ce moment-là de savoir si tel parti est populiste,
s’il a des accointances avec l’administration ou le régime ou
s’il est privilégié par les « rentiers » du
système.
ICG : Si vous deviez faire un bilan. Quels seraient pour vous
les principaux coûts humains, financiers, politiques,
diplomatiques du conflit et du non règlement du conflit pour les
différents protagonistes du premier cercle Maroc, Sahraouis,
Algérie et pour les protagonistes périphériques
(Espagne, France, UMA, ONU, communauté internationale, ...)
Mme Hafida Ameyar : En termes humains, financiers, politiques et
diplomatiques, les premiers protagonistes, Marocains et Sahraouis,
paient le prix élevé. L’Algérie est
également concernée par ces coûts : au-delà
de la problématique de solidarité avec un peuple
privé de son droit à disposer de son destin, elle est
interpellée par la question de la sécurité
nationale, incluant, entre autre, la sécurité de ses
frontières. En fait, on peut penser que les grands gagnants dans
cette affaire sont l’Espagne et la France. Mais, ce n’est pas le cas.
La première est toujours responsable devant l’histoire du drame
sahraoui et l’opinion publique espagnole est là pour le lui
rappeler sans cesse. Et ce n’est certainement pas en armant le Maroc
que l’Espagne préservera les enclaves de Ceuta et Melilla, ou
tout autre intérêt immédiat, qu’elle sera secourue
assidûment par son voisin français. Quant à la
France, elle a depuis le début du conflit soutenu de
manière inconditionnelle la position du Maroc. C’est d’ailleurs
l’opposition de la France qui a empêché l’application du
Plan Baker II. Alors que la France soutient les efforts de l’ONU, elle
entrave toute résolution qui ne soit pas favorable à
l’annexion du Sahara occidental par le Maroc. D’où son soutien
à une autonomie dans le cadre de la souveraineté
marocaine. Le Maroc sait qu’il peut compter sur le soutien
français au Conseil de Sécurité, il sait que la
France opposerait son veto à tout effort qui le forcerait
à appliquer une résolution qui ne lui soit pas favorable.
C’est ce qui explique le statu quo persistant sur cette question. Il
est tout de même surprenant qu’un pays comme la France, dont la
position avant la guerre contre l’Irak a été
saluée de par le monde, fasse fi du droit international
lorsqu’il s’agit du Maroc. Il est aussi surprenant que la France adopte
une attitude pro-marocaine et tente en même temps de fonder des
relations privilégiées avec l’Algérie, sans
prendre en compte les intérêts ou la position
algérienne sur la question du Sahara occidental. Une telle
politique nuit incontestablement aux relations
algéro-françaises et ce n’est donc pas surprenant que
l’Algérie se soit rapprochée des Etats-Unis ces
dernières années. Même si ce rapprochement
obéit à la politique de diversification des relations,
indirectement, ce sont les relations de la France en Algérie qui
en subissent les conséquences.
L’expérience de l’UMA, créée à la
hâte en 1989, a de son côté montré ses
limites, à partir du moment où les questions
fondamentales, relatives surtout à la sécurité des
frontières et au respect du droit des peuples colonisés
à l’autodétermination, ont été
évacués de l’agenda. Cela a ouvert la voie au chantage et
à toutes sortes de manipulations qui n’en finissent pas. Quant
à l’ONU, espace de règlement des conflits par la voie
pacifique, elle a déployé des moyens humains, financiers
et diplomatiques, pendant des années, et a même
avancé dans le processus de paix. L’absence d’application de ses
décisions se répercute sans aucun doute sur les relations
bilatérales… Et, le plus grand coût se situe dans le
retard mis dans le parachèvement du processus de
décolonisation au Sahara occidental.
Mais, pour comprendre tout cela, il faut analyser les
intérêts géopolitiques des uns et des autres. Par
exemple, les Etats-Unis aujourd’hui ne souhaitent pas heurter le Maroc
sur cette question, parce celui-ci participe à la guerre globale
contre le terrorisme, qui est la priorité absolue des
Américains. Le Maroc le sait et c’est évidemment pour
cela qu’il tente de présenter les Sahraouis comme de potentiels
terroristes. Quant à la France, elle argue que
l’indépendance sahraouie créera un Etat fragile qui
pourrait servir de base à des terroristes. Même si ces
arguments sont insensés, l’idée en est que leur
répétition ad nauseum en fasse une vérité.
ICG : Est-ce qu'à votre connaissance, les
sociétés civiles algérienne et marocaine sont en
mesure de nouer des liens par-delà le différent des Etats
?
Mme Hafida Ameyar : A l’exception des relations familiales, pour le
cas des mariages mixtes, ou d’échanges entre universitaires, il
y a peu d’échanges entre Algériens et Marocains. Je
dirais même plus : nous avons plus d’échanges avec la
société civile française qu’avec nos voisins
marocains. Cela est sûrement dû à la « guerre
des sables » de 1963, à l’imposition unilatérale en
1994 d’un visa pour les Algériens par le Maroc (supprimé
en 2006), au conflit du Sahara occidental et à toutes ces
campagnes qui alimentent les tensions et les conflits. De plus, les
pays de la Méditerranée sont encore tournés vers
le nord ; autrement dit, nos regards ne se croisent pas alors que notre
destin est commun.
Récemment, les partis politiques marocains ont soutenu la
monarchie sur le soi disant plan d’autonomie. Sous prétexte de
forcer la monarchie à décentraliser et à
démocratiser le pays, ils instrumentalisent la question
sahraouie et se démarquent plus de la société
civile algérienne pour laquelle les droits des Sahraouis sont
inaliénables.
Les choses ne semblent pas aussi aller dans le sens d’un changement
qualitatif, d’autant que les populations maghrébines en
général et les populations d’Algérie et du Maroc
en particulier n’évoluent pas dans des Etats
démocratiques ni dans un ensemble régional
démocratique. Dans ce cadre, le terme de «
société civile » est impropre, car il suppose
l’existence de régimes politiques démocratiques au sein
du Maghreb, ce qui est loin d’être le cas. Evidemment,
l’idéal serait que les populations de la région, pas
seulement les Algériens et les Marocains, mais toutes les
populations, y compris la population sahraouie, tissent des liens entre
elles. Mais, le véritable salut viendra avec la
démocratisation des Etats et de leur société. Sans
cela, les peuples de la région continueront à
développer des peurs et des suspicions, en allant droit contre
le mur, au moment où les nations dans le monde se rapprochent.
ICG : Si l'on envisage le dossier du Sahara occidental en terme
de coût et de gains : quels seraient les coûts et les gains
de ce dossier pour l'Algérie ?
Mme Hafida Ameyar : L’Algérie contemporaine est le produit
d’une « révolution », plus exactement d’une Guerre
de Libération nationale où le rôle de la
solidarité a joué un rôle déterminant, avant
et au lendemain de l’indépendance. C’est pour vous dire que dans
la mentalité de beaucoup d’Algériens et
d’Algériennes, la solidarité ne se marchande pas. Il est
clair que le non règlement du dossier du Sahara occidental
représente aujourd’hui encore un grand coût pour toute la
région, dans la mesure où il freine la dynamique de
démocratisation et de l’intégration économique
régionale. Le conflit, pour ce qu’il représente et ce
qu’il enfante comme contrariétés, malentendus et
appréhensions, envenime les relations algéro-marocaines.
Son règlement définitif et régulier ouvrirait des
perspectives prometteuses en matière de droits humains,
d’expression citoyenne et de construction du destin maghrébin,
sur des bases modernes. Je pense personnellement que la
démocratie ne saurait s’écarter du respect du droit des
peuples de disposer d’eux-mêmes.
Entretien réalisé par le chercheur français Alain Antil pour l’ICG (par Internet).
Le 29 mars 2007
Merci à Mme Ameyar de nous avoir permis la publication de cet interview.
Mme Hafida Ameyar est journaliste au quotidien Liberté. Elle est auteure du livre « Sahara occidental, que veut l’ONU », publié en 2001 par Casbah Editions, Alger.
L'International Crisis Group (ICG) est un centre de
réflexion sur la prévention des conflits. ICG travaille
en étroite collaboration avec les gouvernements et les
médias. Ses rapports et bulletins d’informations sont largement
diffusés par courrier électronique et en versions
imprimées à nombreux ministères des Affaires
Etrangères et organisations internationales. De plus, ils sont
rendus accessibles grâce au site Internet de l’organisation, http://www.crisisweb.org.
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