Sahara Occidental
Triple
avancée
Judith Huber
WOZ,
34/2015 20.08.2015
(traduction par arso)
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original en allemand:
Westsahara
Mit dreifachem Rückenwind
Judith Huber
WOZ, 34/2015 20.08.2015
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(Photo Aranzadi).
Triple avancée dans la question
du Sahara Occidental : un juge accuse le Maroc de génocide - le
Sahara Occidental est officiellement un territoire occupé - et
le Front POLISARIO est reconnu comme représentant du peuple
sahraoui.
Judith Huber, campement de réfugiés de Dakhla
(Algérie)
« C'est un homme bon, un homme très bon »,
déclare le vieux Sahraoui, tout maigre, assis à
côté de moi et qui approuve de la tête. Il
désigne un Espagnol d'âge moyen, sans signes particuliers,
en shorts, chemise ouverte, pâle, barbe de trois jours. Il
pourrait facilement passer pour un touriste en mal d'aventures dans le
désert. Mais ici dans le campement de réfugiés de
Dakhla, en plein désert algérien, il n'y a pas de
touristes. Et Manuel Ollé Sesé n'est pas ici pour les
dunes pittoresques, mais pour son travail : c'est un avocat
obstiné, qui cause des nuits blanches aux dictateurs.
« En 2006 des Sahraouis m'ont demandé mon aide. Des
membres de leurs familles avaient disparu pendant l'occupation
marocaine du Sahara Occidental », raconte Manuel Ollé
Sesé. « Auparavant j'avais participé en tant
qu'avocat à la rédaction de la plainte contre le
dictateur chilien Augusto Pinochet. J'ai aussi été
associé au règlement juridique du génocide au
Guatemala et de la dictature militaire en Argentine. Les Sahraouis
croyaient que leur cas pourrait aussi conduire à une plainte.
» L'avocat a déposé plainte pour génocide et
tortures.
En hiver 1975/76, lors de la première phase de l'occupation
militaire, l'Espagne, puissance coloniale de longue date, était
en train de se retirer du Sahara Occidental. Comme les Sahraouis
étaient alors encore des citoyens espagnols, la justice
espagnole pouvait entrer en action, et le juge Baltasar Garzón
entrepris les investigations.
Génocide avéré
Peut-on parler dans ce cas de génocide ? « Oui
», répond l'avocat Ollé Sesé. «Je suis
spécialiste de ce domaine, j'ai acquis mes connaissances en
travaillant sur place, pas dans les livres.» Avec l'aide de
témoins et des familles des victimes, il est arrivé
à la conclusion évidente que dans ce cas il s'agit bien
d'un génocide: « Les actes des troupes et des
autorités marocaines n'avaient pas seulement pour buts de
chasser les Sahraouis et d'occuper leur territoire. Il s'agissait aussi
de les éliminer en tant que peuple. »
Contrairement à la vision d'Ollé Sesé,
l'occupation du Sahara Occidental, selon la version officielle des
Marocains, qui invoquent un droit historique, a été une
occupation pacifique par des civils, un retour des provinces du sud
à la mère-patrie (voir la WOZ no 50/14). En 1975 le pays
tout entier a été pris d'un vertige patriotique lors de
la mal nommée Marche Verte - et le calcul du roi Hassan II
réussit : stabiliser son régime grâce à
l'occupation du Sahara Occidental.
Tous ceux qui s'opposeront à cette marche seront «
avalés », avait-il averti à l'époque. Le
monarque conservateur voulait éviter que le mouvement de
libération Front POLISARIO, soutenu par l'Algérie et la
Libye, mette en place son propre Etat, probablement même
socialiste. En plus le roi avait des intérêts
économiques, en premier lieu il s'intéressait aux
gisements de phosphate du Sahara Occidental.
Les Sahraouis avaient toujours parlé d'exécutions de
masse, de tortures, de disparus et de bombardements des
réfugiés au napalm et au phosphore. Mais ces rapports
n'avaient recueilli que peu d'écho sur le plan international et
étaient restés sans suite. L'occupation du Sahara
Occidental, la fuite de plus de 100'000 hommes, femmes et enfants
à travers le désert vers l'Algérie et la guerre de
16 ans entre le Maroc et le Front POLISARIO, s'étaient
déroulées à l'abri du public. Pour cette raison,
l'affirmation qu'il s'agissait là d'un génocide fut
d'autant plus remarquée.
« Que ce génocide ait été ignoré
pendant 40 ans est épouvantable », dit l'avocat
Ollé Sesé. Il n'a pas seulement été
occulté par le Maroc, mais aussi par l'Espagne, la France et
surtout les Nations unies. « Ils n'ont rien fait pour assumer
leur responsabilité par rapport aux Sahraouis.»
Aucun soutien du CICR
Un événement récent a permis
d'éclaircir les sombres faits d'alors: au printemps 2013 un
berger découvre des ossements humains au Sahara Occidental - une
fosse commune, selon les investigations. En juin 2013 une équipe
de spécialistes espagnols a déterré et
examiné les ossements. Il est intéressant de remarquer
que le CICR, prié de participer à l'exhumation, a
refusé. Ce n'est pas dans l'intérêt des victimes
« des deux côtés », nous a répondu
Tanja Cisse, collaboratrice du CICR. On se concentre sur le travail
humanitaire et on évite la politique.
L'exhumation des victimes de la fosse commune eut lieu dans des
conditions extrêmement difficiles. La fosse se trouvait dans un
terrain fortement miné, proche du mur que les Marocains ont
construit pour isoler le territoire contrôlé par le
POLISARIO. Les recherches ont révélé qu'il
s'agissait de huit hommes, dont deux jeunes. On a même pu
identifier les victimes. Les parents ont été
informés et apprirent, après presque 40 ans, ce qui
était arrivé à leurs proches.
« Nous ne nous sommes pas remis
du choc »
Mahmoud Selma Daf, 42 ans, est l'un de ces proches. Cet homme
tranquille est l'un des témoins de l'accusation dans les
investigations des autorités espagnoles. Selma Daf est assis
à côté de l'avocat Ollé Sesé et
raconte lentement, en hésitant, mais de façon
décidée, son histoire. « Pendant l'invasion
marocaine en février 1976 - j'étais à
l'époque encore un petit enfant - les gens n'avaient d'autre
alternative que la fuite. Quand nous sommes arrivés près
d'Amgala, nous avions besoin d'eau. Mon père et mon frère
sont partis avec d'autres hommes à la recherche d'un
puits.» A cette époque de nombreux puits avaient
été empoisonnés. « Quelques puits ont
même été détruits, pour empêcher les
Sahraouis de calmer leur soif. »
Au cours de la recherche d'eau, ses proches ont été
arrêtés par des troupes marocaines. C'est ce qu'avait
raconté un homme arrêté avec le groupe mais qui
avait pu s'enfuir. « Il a vu comment deux hommes ont
été exécutés et comment mon frère a
été contraint de monter dans un camion. Il a aussi
entendu un autre groupe de Sahraouis désespérés
demander grâce. Eux aussi étaient à la recherche
d'eau. Par la suite ils ont entendu des coups de feu. »
Selma Daf s'éclaircit la voix. « Ma mère
était sous le choc. Elle devait s'occuper de plusieurs enfants,
dont un bébé de quinze jours, elle était
totalement dépassée. Elle ne s'est jamais remise de ce
choc. »
Ce n'est pas seulement l'incertitude et le silence au sujet des
événements qui ont été traumatisant pendant
toutes ces années, mais aussi les réponses
contradictoires fournies par les autorités marocaines, dit Selma
Daf. « En 1995 on nous a dit que mon frère avait
été arrêté et qu'il vivait à
Laayoune, dans les territoires occupés. » En 1999,
après une intervention de James Baker, représentant
spécial de l'ONU, on nous a dit que mon frère et mon
père auraient été tués lors d'un
échange de tirs entre troupes marocaines et le POLISARIO. Enfin,
en 2010, on nous signale que les deux seraient morts dans une caserne
militaire. Aucune version n'était prouvée. Enfin
l'incertitude est levée : l'analyse ADN des ossements de la
fosse commune a révélé que le frère et le
père de Selma Daf se trouvaient parmi les personnes
assassinées.
Mandats d'arrêt contre des
fonctionnaires importants
Fait inouï au tribunal suprême de Madrid en
prévision de la plainte pour génocide : le 9 avril de
cette année le juge d'instruction Pablo Ruz émet des
mandats d'arrêt contre sept fonctionnaires marocains de haut
rang. C'est Ruz qui avait repris le dossier des mains du juge Baltasar
Garzon, suspendu pour « prévarication ». Le juge Ruz
accusait les militaires et policiers et en plus quatre autres personnes
d'attaques systématiques contre la population civile sahraouie.
Une journée historique pour les Sahraouis.
Les responsables seront-ils jugés un jour ? L'avocat Ollé
Sesé hésite avant de répondre : « Nous
savons que le Maroc ne participera pas à l'arrestation des
fonctionnaires. Et nous savons qu'il y a des pressions politiques. Mais
le monde est vaste, et peut-être sera-t-il possible
d'arrêter les responsables dans d'autres pays. » Mais le
plus important, selon Ollé Sesé, c'est le fait que le
tribunal a rendu leur dignité aux victimes sahraouies. «
Une dignité qu'ils n'auraient jamais dû perdre. »
Judith Huber est journaliste à
Bienne. Elle travaille pour la radio suisse SRF et écrit
régulièrement pour la WOZ.
Les
Conventions de Genève au Sahara Occidental
Soutien suisse pour le
POLISARIO
Pratiquement à l’insu du grand public, le mouvement de
libération du Sahara Occidental a obtenu en juin de cette
année un grand succès en matière de droit
international : le Front POLISARIO s'est engagé dans son conflit
avec le Maroc à respecter les règles des quatre
Conventions de Genève et leurs protocoles additionnels. Par
cette démarche, le droit humanitaire s'applique à ce
conflit et engage juridiquement les deux parties.
Le POLISARIO s'est référé en l'occurrence sur
l'article 96, paragraphe 3 (du Protocole
additionnel I ). Celui-ci
avait été inclus dans les Conventions de Genève
dans les années 70 - années des luttes anticoloniales. Il
a pour but d'accorder aux membres de groupes armés, qui
combattent une puissance coloniale et pour l'autodétermination,
en ce qui concerne les prisonniers de guerre, la même protection
que celle accordée jusque-là uniquement aux acteurs
étatiques. La Suisse, en tant qu'Etat dépositaire des
Conventions de Genève, a conclu, après examen, que l'art.
96 par. 3 est applicable dans le cas du Front POLISARIO.
C'est la première fois que cet article est appliqué.
D'autres mouvements de libération avaient déjà
invoqué cette disposition, mais avaient échoué.
Cela tenait en premier lieu au fait que l'Etat, sur le territoire
duquel a lieu le conflit, doit avoir également signé le
protocole additionnel en question. Dans le cas du Front POLISARIO,
cette exigence est réalisée : le Maroc avait
adhéré en 2011.
La signature de juin dernier a des conséquences importantes :
elle confirme que le Sahara Occidental est occupé militairement
et que le mouvement de libération a lutté et lutte
toujours contre une force d'occupation. S’ajoute la reconnaissance du
Front POLISARIO en tant que représentant officiel du peuple
sahraoui. Ce qui signifie que les ressources naturelles du Sahara
Occidental ne peuvent plus être exploitées sans l'accord
du Front POLISARIO. A l'heure actuelle de nombreuses entreprises sont
actives au Sahara Occidental avec l'accord du gouvernement marocain.
Elles reconnaissent au Maroc la qualité de puissance
administrante de facto du territoire. Par conséquence, le Maroc
encaisse les bénéfices alors que le droit à
l'autodétermination des Sahraouis est bafoué.
Au Maroc, ce nouveau pas n'a pas été bien accueilli :
dans une lettre au ministre des Affaires étrangères
Didier Burkhalter le gouvernement reproche à la Suisse d'agir de
façon partiale et d'avoir créé un
précédent dangereux. Le Front POLISARIO serait un groupe
terroriste; le Maroc est et reste le représentant
légitime et exclusif du peuple sahraoui, déclare Rabat.
Judith Huber
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